(Montréal) Le suédois n’est peut-être pas la langue de prédilection du milieu de l’aviation, mais n’importe quel dirigeant de compagnie aérienne sait probablement ce que signifie l’expression « flygskam ».

Flygskam — ou « honte de vol » en suédois — est une tendance environnementale qui met en évidence l’empreinte carbone du secteur aérien. Cette tendance en plein essor exerce une pression sur les transporteurs canadiens pour qu’ils réduisent les émissions de gaz à effet de serre tout en gérant le coût de la culpabilité de leurs passagers.

« Il semble qu’un bouton ait été tourné, souligne un expert du secteur aérien, Seth Kaplan. Pendant un certain temps, il y a eu cette reconnaissance très lente de l’urgence [de la situation], puis au cours de la dernière année, tout cela a vraiment été mis en lumière — aidé par Greta Thunberg. »

En se rendant à New York en yacht pour participer au sommet sur le climat aux Nations Unies, la jeune militante suédoise a attiré l’attention sur le rôle de l’aviation dans le réchauffement climatique, avec des conséquences pour les agences de voyages.

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Greta Thunberg sur le catamaran La Vagabonde, en décembre

Le PDG de SAS, l’un des plus grands transporteurs scandinaves, a attribué la baisse du nombre de passagers en Suède au « flygskam ». Pendant ce temps, le principal opérateur ferroviaire du pays, SJ, a déclaré avoir vendu 1,5 million de billets de plus en 2018 que l’année précédente.

D’autres pays européens connaissent le même phénomène. L’Allemagne a connu une baisse similaire des vols intérieurs en 2018, ainsi qu’une augmentation correspondante des voyages en train.

Pour lutter contre cette tendance, les compagnies aériennes se tournent vers la compensation carbone, où elles investissent dans des projets tels que les parcs éoliens et la plantation d’arbres pour compenser le dioxyde de carbone produit par les avions.

De telles mesures pourraient coûter des milliards de dollars aux compagnies aériennes, a mis en garde Citigroup dans une note de recherche publiée en octobre. Le conglomérat bancaire prévoit que la compensation carbone des vols en classe économique coûtera 3,8 milliards US par an d’ici cinq ans.

Les transporteurs pourraient absorber les dépenses ou les répercuter sur les consommateurs en augmentant le prix des billets au risque de dissuader les voyageurs de prendre l’avion, avait ajouté Citigroup.

Si les compagnies aériennes paient elles-mêmes la facture, « le coût de la compensation carbone de toute la consommation liés aux loisirs pourrait représenter jusqu’à 27 % des bénéfices des compagnies aériennes d’ici 2025 », a écrit l’expert Mark Manduca.

La compensation pour les voyages d’affaires — que Citi définit comme des sièges en classe affaires — coûtera 2,4 milliards de dollars supplémentaires, réduisant les bénéfices des compagnies aériennes de 17 %, selon le rapport.

L’aviation commerciale représente environ 2 % des émissions mondiales de carbone — une part beaucoup plus faible que celle des voitures (les estimations varient environ de 15 % à 20 %) ou de l’énergie produite au charbon (30 %). « Mais il émet du carbone d’une manière très visible, souligne M. Kaplan. On regarde le ciel et on voit voler des avions. »

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L’aviation commerciale représente environ 2 % des émissions mondiales de carbone — une part beaucoup plus faible que celle des voitures.

Déjà des compagnies semblent vouloir se rallier à l’air du temps. EasyJet a annoncé en novembre qu’elle commençait à compenser immédiatement ses émissions, une mesure qui, selon elle, en fait la première grande compagnie aérienne à exploiter des vols à émission de carbone zéro.

British Airways a emboîté le pas et a commencé à compenser tous les vols à l’intérieur du Royaume-Uni depuis le 1er janvier.

JetBlue, établie à New York, a dévoilé son intention de devenir neutre en carbone sur tous les vols intérieurs à partir de juillet, le premier grand transporteur américain à le faire.

Les compagnies aériennes canadiennes ont également fait des efforts pour réduire leur empreinte carbone, même si elles se montrent moins ambitieuses que leurs consœurs européennes.

« L’utilisation d’avions économes en carburant est notre meilleure protection contre l’augmentation des coûts de carburant et améliore notre empreinte carbone, soutient la porte-parole de WestJet Airlines Lauren Stewart. Nous sommes fiers d’avoir l’une des flottes les plus jeunes et les plus économes en carburant en Amérique du Nord. »

Air Canada s’est engagée à une croissance neutre en carbone à partir de cette année, ce qui signifie que la plus grande compagnie aérienne du Canada prévoit de plafonner les émissions nettes, quelle que soit sa croissance.

Un porte-parole, Peter Fitzpatrick, dit également que la compagnie aérienne a déployé des efforts pour économiser des carburants et investir dans des biocarburants.

Cependant, la prolifération des transporteurs à petit budget et un secteur du tourisme robuste entraînent davantage d’émissions même si les avions deviennent de plus en plus économes en carburant.

Une étude récente de l’International Council on Clean Transportation indique que les émissions provenant des avions augmentent jusqu’à 50 % plus rapidement que prévu par les Nations Unies

La conscience aiguë de l’Europe et la lutte grandissante aux changements climatiques peuvent justifier un peu de « tagskryt » - « fierté de prendre le train » en suédois, même si la densité de la population donne au continent un certain avantage par rapport à l’Amérique du Nord.

« Il n’y a pas de réseau ferroviaire à grande vitesse ici comme en Europe. Les villes ne sont pas aussi proches qu’elles ne le sont en Europe ou au Japon. Et si je dois aller à des réunions à Montréal ou sur la côte ouest des États-Unis, l’avion est ma seule option en raison de problèmes de temps et de coût », se défend Brandon Graver, chercheur en transport aérien vivant à Washington.

Le manque d’investissement dans le train à grande vitesse par les gouvernements nord-américains est également à blâmer, disent les experts, les vols entre Montréal et Toronto étant plus attrayants en l’absence de trains à grande vitesse.

Même si les compagnies aériennes canadiennes veulent proclamer la neutralité carbone, leur efficacité en ce domaine reste en suspens.

« Il y a eu beaucoup de discussions ces derniers temps. C’est agréable d’aller planter des arbres, mais ce n’est pas vraiment une compensation à 100 % : on ne pourra jamais planter suffisamment d’arbres pour vraiment compenser l’impact des gaz à effets de serre », souligne M. Kaplan.

Les compensations carbone ne traitent pas non plus le problème de la dépendance aux combustibles fossiles, selon un récente étude de la Fondation David Suzuki et du Pembina Institute.

« Ce n’est pas la solution miracle pour réduire leurs émissions, mais c’est une option parmi tant d’autres. D’autres les compareraient aux indulgences que l’on paie pour ses péchés, dit M. Graver. Nous espérons que l’industrie et les gouvernements pourront se réunir et arriver à un objectif climatique, une action réelle qui va au-delà de la simple expression. »