Les enseignants, qui peuvent être visés par des plaintes de parents ou filmés à tout moment en classe, peuvent-ils encore parler d’enjeux de société ? C’est leur devoir de le faire, selon le professeur Bruce Maxwell, éthicien et spécialiste du droit de l’éducation dont l’expertise a été sollicitée par une dizaine d’écoles privées, des cégeps et des organismes professionnels depuis 2021.

Ce qu’il transmet aux directions d’école et aux enseignants, « c’est un outil pour prendre des décisions responsables quant au choix du contenu qui peut être délicat », explique-t-il en entrevue.

« Le danger, à l’heure actuelle, c’est que les enseignants aient peur d’aborder certaines questions avec les élèves et que cela prive les jeunes d’un aspect essentiel de leur éducation. […] Apprendre à discuter de controverses politiques et sociales fait partie du développement de la pensée critique des élèves », rappelle M. Maxwell, qui est professeur agrégé à l’Université de Montréal et chercheur à la Chaire de recherche France-Québec sur les enjeux contemporains de liberté d’expression.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Le professeur et chercheur Bruce Maxwell

La première chose dont doivent être conscients les enseignants, poursuit-il, c’est que « la classe est un lieu public » et que les enseignants doivent se comporter en conséquence en tout temps.

Certains enseignants l’ont appris à leurs dépens. Il y a eu le cas en 2020 de cet enseignant d’une école de Montréal-Nord qui a été congédié après avoir tenu pendant des années des propos racistes, pour lesquels il a fini par présenter ses excuses. Plus récemment, les hurlements en classe d’une enseignante de 1re année ont beaucoup fait réagir.

Mais tout le débat a été lancé, dans un tout autre registre, par la suspension en 2020 d’une professeure de l’Université d’Ottawa parce qu’elle avait utilisé le « mot commençant par N » dans son cours, que les médias eux-mêmes n’écrivent plus.

Quatre principes

Cela ne signifie pas pour autant que les enseignants et professeurs ne peuvent plus rien dire.

En s’appuyant sur la jurisprudence canadienne et américaine, M. Maxwell et ses collègues ont établi quatre principes qui balisent à leur avis la liberté d’expression en classe.

Le premier : adopter des propos ou du matériel en lien direct avec le programme d’enseignement. Ainsi, explique M. Maxwell, la latitude dont dispose un enseignant de mathématiques – embauché pour enseigner l’algèbre – n’est pas la même que celle d’un enseignant en éthique et culture religieuse ou en histoire.

Autre principe phare : enseigner de façon impartiale. Une classe n’est pas un cadre propice pour marteler sa haine des souverainistes ou des fédéralistes, illustre M. Maxwell.

En troisième lieu, poursuit-il, il faut « éviter les propos incendiaires raisonnablement prévisibles ». Ici, insiste-t-il, il est important « de distinguer les propos controversés » des propos incendiaires. « L’enseignement des sujets controversés requiert non seulement un certain tact pédagogique, mais aussi une connaissance intime du milieu. »

Un jugement de la Cour d’appel de l’Île-du-Prince-Édouard apporte ici un éclairage encore aujourd’hui, même s’il date de 2002. À l’époque, un enseignant qui travaillait dans un milieu rural plutôt fervent avait invité ses élèves à réfléchir sur le lien entre leurs croyances politiques et religieuses. La direction de l’école a reçu des plaintes, l’affaire a fini en cour. L’enseignant a eu gain de cause « parce que le programme de l’Île-du-Prince-Édouard contenait noir sur blanc l’obligation qu’ont les enseignants de faire la promotion de la pensée critique chez leurs élèves. L’enseignant a réussi à montrer à la cour que telle était son intention ».

Promouvoir la pensée critique des élèves, c’est large, non ? En fait, répond M. Maxwell, le critère principal qui guide les tribunaux dans ces affaires, « c’est la raisonnabilité » de l’intervention.

Le but de l’activité ou de la discussion en classe était-il de faire la promotion de la pensée critique chez les élèves ou plutôt « de dénigrer leurs croyances ou faire la promotion de son point de vue personnel » ?

Le quatrième principe que les enseignants doivent avoir en tête ? Avoir recours à du contenu adapté à l’âge des élèves. Montrer un film de Harry Potter dans un cours sur le genre fantastique au secondaire, ça va. Montrer les films – qui contiennent plusieurs scènes effrayantes – à des élèves de maternelle ? Pas judicieux.

De la même façon, l’enseignant de Montréal qui a eu la mauvaise idée de diffuser la vidéo de 11 minutes du meurtre de Lin Jun à des élèves de quatrième secondaire dans son cours d’histoire et d’éducation à la citoyenneté – vidéo qui montrait les mutilations et le démembrement de la victime – a beaucoup, beaucoup erré.

La classe avait unanimement voté pour voir la vidéo, mais ce n’est pas une raison, à l’évidence. « C’est un cas flagrant de mauvais jugement pédagogique », dit M. Maxwell, soulignant que l’enseignant n’a pas tenu compte des perturbations que cela pouvait entraîner après coup chez les jeunes et dans le milieu scolaire.

Pas d’immunité

Il reste que même en estimant respecter parfaitement ces critères, les enseignants demeurent exposés. En plus de craindre les mesures disciplinaires, ils se savent à risque d’être filmés et livrés en pâture sur les réseaux sociaux – hors contexte ou pas, qu’ils aient manqué de jugement ou pas.

En effet, répond M. Maxwell, les principes énoncés n’immunisent pas les enseignants contre des plaintes de parents.

Mais en suivant les principes énoncés plus haut, les enseignants ont une certaine protection quand leurs enseignements s’arriment à la jurisprudence.

Et même si les choses vont vite dans une école et qu’on manque souvent de temps, l’idéal, avant d’aborder une question délicate ou de suggérer un film ou une lecture qui pourrait faire des vagues, c’est d’en parler à sa direction, conclut M. Maxwell. « Parce qu’ensuite, si des plaintes surgissent, la direction pourra mieux défendre ses choix et dire qu’ils ont été faits de façon réfléchie. »