Harcèlement psychologique, intimidation, menaces, insultes, chantage, horaire surchargé, précarité financière : des étudiants qui ont fréquenté l’Institut de recherches cliniques de Montréal (IRCM) dénoncent un climat toxique dans certains laboratoires de cette institution phare des sciences de la santé au Québec. Dégoûtés, certains ont même abandonné le milieu de la recherche.

« L’ambiance dans mon laboratoire, c’est vraiment ça qui m’a enlevé l’envie de continuer à étudier dans ce domaine-là. »

En 2019, Kevin Loayza-Vega entre à l’IRCM pour y réaliser une maîtrise. Mais l’expérience qu’il a vécue dans son laboratoire l’a découragé de poursuivre dans le domaine de la science.

Le jeune homme de 28 ans s’est réorienté, il est aujourd’hui entrepreneur dans le domaine de la construction. Il a quitté l’IRCM avant même d’obtenir son diplôme.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Kevin Loayza-Vega

Kevin devait se trouver au laboratoire jusqu’à « 60 heures par semaine », 7 jours sur 7, « pendant quasiment un an », « faire des tâches qui, techniquement, auraient dû relever d’employés », donne-t-il en exemple. Tout ça, en plus des cours habituels et des examens qui doivent être effectués en lien avec sa maîtrise (majoritairement durant la première année). « Ce n’est pas un travail, j’[étais] un étudiant », rappelle-t-il. Il allègue avoir subi une pression excessive exercée par sa directrice de recherche.

À ce jour, il affirme que si ce n’était cette « ambiance toxique », il serait « resté là et aurait fini [sa] maîtrise ».

La Presse a parlé avec neuf étudiants ou anciens étudiants qui ont fréquenté l’IRCM de 2010 à aujourd’hui, la plupart dans les trois mêmes laboratoires. Huit d’entre eux ont requis l’anonymat, car ils naviguent toujours dans le domaine de la science et craignent que leur témoignage nuise à leur carrière.

« L’enfer »

« Chaque directeur de recherche fait sa loi », laisse tomber Claudia*. La jeune femme a fréquenté le même laboratoire que Kevin. Elle a témoigné de « l’enfer » qu’elle a vécu durant ses années à l’IRCM. « Beaucoup de harcèlement, d’intimidation, on se fait beaucoup crier dessus. »

Comme Kevin, elle dit avoir dû se trouver au laboratoire jusqu’à 60 heures par semaine, souvent 7 jours sur 7. « Même pour un cours qui se terminait à 15 h, je devais me rendre au labo après », illustre-t-elle.

Une journée « typique » impliquait des insultes, des menaces, des claquages de porte, raconte Claudia. « Se faire dire qu’on est des cochons, ça arrivait souvent. » Marie-Pierre*, aussi de ce laboratoire, a témoigné du même genre de climat.

Encouragée par la direction et les affaires académiques de l’institut à qui elle avait parlé de sa situation – et qui lui avaient répondu qu’elle « n’était pas la première » –, Claudia a tenté de déposer une plainte officielle.

D’abord à son département universitaire, où on lui a répondu que « ce qu’[elle avait] vécu, c’est normal ». Ensuite à l’IRCM, où un changement de personnel a nécessité qu’elle recommence tout le processus. « [La nouvelle personne responsable] me questionnait à savoir si vraiment ce que j’avais vécu, c’était de l’intimidation et du harcèlement. »

Cette remise en question a eu raison de la plainte de Claudia. « À partir de ce moment-là, je me suis dit que je ne resterais pas à l’IRCM. » Elle travaille toujours en sciences, mais a abandonné la recherche universitaire.

La jeune femme l’ignore, mais plusieurs années avant elle, une autre étudiante avait tenté le même processus : Amélie*. « Votre directrice est la reine de son laboratoire », lui avait-on dit à l’époque. Face à l’incapacité des ressources à l’aider, la jeune femme a affronté la chercheuse. « Ce n’est pas possible de traiter les gens comme ça », se souvient-elle de lui avoir dit, en larmes, dans son bureau. Rien n’a changé.

« Comme des esclaves »

« Il est réputé pour deux choses [mon directeur de recherche] : pour son apport au milieu [universitaire], mais aussi pour la façon dont il traite les personnes sur qui il a une autorité », illustre Léo*, qui a été formé à l’IRCM.

Benjamin*, du même laboratoire que Léo, abonde dans le même sens. Son directeur de recherche pouvait émettre « des remarques très déplacées ».

Une fois, quand un étudiant du laboratoire a dû s’absenter pour une urgence familiale, le chercheur s’est exclamé : « Il a pris des vacances pour ça ? C’est la vie, les gens tombent malades et peuvent décéder », se remémore Benjamin, encore ébranlé.

Les deux jeunes hommes dépeignent un climat toxique, « d’humiliation et de discrimination », précise Léo. Il peut « exploser », dit-il, les yeux dans l’eau en repensant à certains évènements qu’il a vécus.

« Une expérience n’avait pas fonctionné, et la journée de la présentation [des résultats], [le chercheur] est devenu fou. […] Il a crié : “Fuck, c’est de la merde [this is shit]”, décrit-il. Il te fait sentir comme si tu es moins que rien. »

Léo va jusqu’à dire que son directeur perçoit les étudiants « comme des esclaves ». « Il ne nous traite pas comme des étudiants, et il ne nous traite pas comme des travailleurs non plus, car les travailleurs ont des droits. »

Un « climat de peur »

Nathan*, qui a fréquenté pendant quelques années un autre laboratoire de l’IRCM, se souvient d’y avoir vécu dans un « climat de peur ».

« Si tu n’es pas dans le laboratoire, [le chercheur] se promène dans l’IRCM, il se demande où tu es, explique Nathan. Si tu es en train de dîner, il sera peut-être un peu contrarié, mais c’est toujours mieux que de ne pas savoir où tu es. »

Le jeune homme affirme avoir souvent entendu son directeur de recherche insulter des étudiants – « idiot, stupide » – ou encore les imiter pour se moquer.

Nathan dénonce également que les soins des souris, un travail ingrat, soient confiés à certains étudiants comme une « punition secrète » dans le laboratoire, alors qu’il existe un service de préposé aux soins aux animaux offert aux chercheurs par l’IRCM. Kevin et Claudia ont aussi dénoncé ce travail qui leur avait incombé dans leur laboratoire, leur directrice refusant de faire affaire avec le service de l’institut.

Il faut des plaintes formelles, dit l’IRCM

Avant d’être président et directeur scientifique de l’institut, le DJean-François Côté a travaillé aux affaires étudiantes puis aux affaires académiques de l’institut. Alors qu’il occupait ces postes, des étudiants rencontrés par La Presse étaient allés le voir pour dénoncer les situations dans les laboratoires.

Le DCôté affirme toutefois qu’il ne pouvait agir sans plainte formelle, ce qu’il a encouragé les étudiants à faire.

La frustration étudiante, elle est palpable, mais la façon qu’elle est amenée, des fois, c’est juste pour ventiler. […] Il n’y a jamais eu de demande claire d’intervenir.

Le DJean-François Côté, président et directeur scientifique de l’IRCM

À ce jour, il déplore que les étudiants n’aient pas suivi le processus en place. « On ne peut pas donner un coup de baguette magique, renchérit le DCôté. La porte est ouverte, on veut les aider à les acheminer vers cette procédure de plainte là. Ce n’est pas arrivé », soutient-il.

Même son de cloche chez Sébastien Sabbagh, directeur des affaires académiques de l’institut : « Il faut porter plainte pour aller jusqu’au bout. »

« On ne peut pas aller faire du micromanagement dans les 35 laboratoires, expose le DCôté. C’est 35 styles de gestion complètement différents. […] Il y en a [des chercheurs] qui sont bons en gestion, il y en a qui ne sont pas bons, il y en a qui sont introvertis et qui ne sont pas capables de communiquer, il y en a qui font des moves un peu bizarres. »

« C’est dommage que trois laboratoires soient comme ça, mais le climat général n’est pas comme ça », conclut-il.

Tournée de sensibilisation

Le 3 avril, en réaction aux cas recensés par La Presse, l’IRCM a aussi déclaré avoir poursuivi et « intensifié le déploiement déjà en route sur plusieurs fronts de mesures et garde-fou pour favoriser un climat sain et permettre aux personnes qui le désirent de signaler efficacement tout problème éventuel et d’obtenir un suivi ».

Notamment, l’ombudsman de l’institut « a entrepris une tournée de tous les laboratoires afin de souligner son offre de service ainsi que les règles en matière de gestion responsable des laboratoires ».

« Nous avons mis en branle les travaux de notre comité de bien-être et tenons des rencontres régulières et ouvertes avec les membres de l’association étudiante, entre autres. Notre [président et directeur scientifique] a aussi envoyé une communication à tous réitérant notre engagement à promouvoir un environnement sain et bienveillant. »

« Un pas à la fois, mais avec la détermination de bien faire les choses », conclut l’IRCM.

L’association étudiante n’a pas répondu à nos questions.

Des neuf étudiants avec qui La Presse a parlé, six ont quitté ou quitteront très prochainement le milieu universitaire. Les trois autres y réfléchissent. « Je ne souhaite pas à un autre étudiant de vivre ça, regrette Kevin. C’est ridicule, ça te coupe l’envie d’étudier en science. »

*Prénoms fictifs afin de protéger l’identité

Qu’est-ce que l’IRCM ?

Affilié à l’Université de Montréal et associé à l’Université McGill, l’Institut de recherches cliniques de Montréal (IRCM) est un centre de recherche en santé. Il est composé d’une trentaine de laboratoires, chacun dirigé par un éminent chercheur qui est le directeur de recherche des étudiants ou des stagiaires sous son aile. On y trouve aussi quatre cliniques de recherche spécialisées, dont une clinique sur la COVID longue. Les chercheurs de l’Institut s’intéressent notamment au cancer et à l’immunologie, et leurs équipes sont derrière de nombreuses avancées scientifiques. L’IRCM est financé en majorité par des fonds publics – plus de 15 millions annuellement du ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie du Québec pour son exploitation, et plus de 23 millions du fédéral pour les subventions en recherche, que les chercheurs doivent obtenir par eux-mêmes.

1/3

Un peu plus d’un étudiant sur trois inscrit au doctorat a pensé arrêter ses études pour préserver sa santé mentale, selon un sondage comprenant 3352 répondants au Royaume-Uni.

Source : The Conversation

36 %

Proportion des étudiants qui ont déclaré avoir demandé de l’aide pour des problèmes d’anxiété ou de dépression liés à leur doctorat, sur 6300 répondants de partout dans le monde.

Source : Nature

Une question d’argent ?

« L’argent, c’est la subvention, la subvention, c’est [le chercheur], alors ils vont le protéger à tout prix », expose Nathan*, qui a étudié à l’Institut de recherches cliniques de Montréal (IRCM) pendant des années.

Pour Marie-Pierre*, d’un autre laboratoire, « le problème, ce n’est pas l’IRCM, c’est le système de la recherche ». Elle vulgarise ainsi la pensée rapportée par chacun de ses collègues.

En effet, tous les étudiants ou ex-étudiants rencontrés par La Presse dans le cadre de cette enquête montrent du doigt la structure du système de la recherche universitaire en général et, surtout, la culture du silence qui y règne.

Plusieurs pensent que puisque le chercheur est au cœur du rayonnement – tant financier que scientifique – d’un institut, les mesures en place ont été créées pour le protéger.

« [Mon directeur de recherche] est comme une superstar à l’extérieur du labo, il rapporte beaucoup d’argent, beaucoup d’attention », donne en exemple Léo*. Le chercheur auprès de qui il a étudié a remporté différents prix au cours de sa carrière.

Impacts sur la carrière

Rayonnement ou non, le président et directeur scientifique de l’Institut, le DJean-François Côté, est sans détour : « Il n’y a aucune protection, assure-t-il. Tout le monde est traité pareil. »

Mais dans le cas d’une dénonciation, les conséquences sur la carrière d’un étudiant peuvent être énormes, ce qui en retient beaucoup de prendre la parole.

Le DCôté convient d’une certaine part de risque : « Les étudiants sont venus me voir pour ventiler, mais ils ne voulaient pas non plus nuire à leur carrière, ils ne voulaient pas vraiment rien faire. Donc c’est dans une espèce de zone grise où ils veulent que rien ne leur arrive. »

Par exemple, le chercheur exerce une influence directe sur l’obtention du diplôme de ses étudiants : il est membre du jury chargé d’évaluer le mémoire ou la thèse de l’étudiant, illustre Claudia*.

Le système [universitaire] est conçu pour les chercheurs, il ne permet pas aux étudiants d’avoir leur mot à dire sur le respect qu’ils reçoivent. Tu es piégé si tu es un étudiant.

Nathan, ex-étudiant à l’IRCM

Et changer de laboratoire en cours de route n’est pas chose simple. « Tu peux abandonner et refaire [ton parcours], mais tu vas avoir besoin d’une référence » pour trouver un nouveau directeur de recherche, indique Claudia. « C’est un petit milieu, il faut que tu sois sûr de tes choix. »

Précarité financière

Les étudiants sont également nombreux à se retrouver dans une situation de précarité financière, leur « salaire » de base (versé mensuellement sous forme de bourse) étant en deçà du salaire minimum.

Et pour ceux qui souhaitent faire de l’argent de poche, là encore, l’influence du chercheur peut se faire ressentir. Amélie l’a constaté lorsqu’elle s’est inscrite pour surveiller des examens. « [Ma directrice de recherche] m’a dit : “Ce n’est pas possible, tu ne peux pas faire ça.” Elle ne voulait même pas que je me rende à l’examen pour lequel je m’étais inscrite. […] C’est le genre d’abus qui va au-delà de notre fonction d’étudiant au laboratoire. »

La journée de son entrevue avec La Presse, la direction de l’IRCM a révélé qu’elle venait d’annoncer une augmentation des bourses annuelles pour ses étudiants ayant un statut à temps plein. À noter qu’un étudiant ne peut occuper un deuxième emploi plus de 12 heures par semaine pour conserver ce statut.

« On a annoncé une augmentation [le 23 février], justement, pour les étudiants à la maîtrise et au doctorat, qui va passer à 26 000 $ par année », se réjouit le DCôté.

Cela représente une augmentation de quelques milliers de dollars annuellement, selon l’étudiant, qui doit payer ses droits de scolarité avec cette somme.

Par ailleurs, les personnes rencontrées pour cette enquête ont toutes fait part, à un moment ou à un autre durant l’entrevue, du besoin criant de la recherche pour recevoir davantage de financement des gouvernements provincial et fédéral, tant du côté des subventions accordées aux chercheurs que de celles offertes aux étudiants.

Le DCôté va jusqu’à dire que si les bourses de formation du Fonds de recherche du Québec en santé passaient de 21 000 $ à 30 000 $, de façon à alléger le fardeau financier des étudiants et des chercheurs, « tous les problèmes [seraient] réglés à 90 % ».

*Prénoms fictifs afin de protéger l’identité