Leurs bulletins attestent de leur réussite, mais elle est artificielle. Dans les faits, ils sont en échec. Au moins 16 000 élèves en difficulté d’apprentissage — ce chiffre serait beaucoup plus élevé si les centres de services scolaires avaient tous répondu — se trouvent dans un régime de « modification des attentes ». Des attentes nettement à la baisse, ce qui teinte le destin de milliers d’entre eux.

Marie-Pier Sarrazin s’inquiète. Sa fille, qui est en 6e année dans une classe « régulière », entrera au secondaire l’an prochain, alors qu’elle fait actuellement ses mathématiques de 4e année en raison de grandes difficultés dans cette matière.

Pour elle, sa professeure n’a ni les mêmes exigences ni la même correction puisque son élève est sous le régime de « modification des attentes ».

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Marie-Pier Sarrazin craint que la réussite de sa fille au secondaire soit compromise par le régime de « modification des attentes ».

Mme Sarrazin, qui suit de près le cheminement de sa fille, aurait préféré qu’elle soit dans une classe spéciale. Il n’y avait pas de place.

Or, si sa fille continue dans cette voie parallèle, « ça la bloquera pour l’obtention d’un diplôme d’études secondaires ». « À cause de cela, elle pourrait ne pas l’avoir. »

Selon Égide Royer, psychologue et professeur titulaire à la faculté des sciences de l’éducation à l’Université Laval, les parents ont tout à fait raison de s’inquiéter. Quand la « modification des attentes » est décidée, dit-il, « c’est tout l’avenir du jeune qui est en jeu ».

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Dominique Dubois veut que les difficultés réelles de son fils soient documentées et bien prises en charge.

De son côté, c’est après coup que Dominique Dubois a appris que l’enseignante de son fils, qui lui apparaît bien intentionnée, a commencé à l’évaluer en suivant un mode de « modification des attentes ».

Mme Dubois a exigé que ça cesse. « Il est important que l’on sache l’ampleur de ses difficultés », dit-elle.

Si son fils souhaitait apprendre un métier qui n’exige pas d’études supérieures, Mme Dubois l’appuierait sans réserve, dit-elle. Mais pour l’heure, il est attiré par des emplois qui exigeront au moins un baccalauréat. « C’est dur de l’empêcher de rêver. »

De ces enfants pour lesquels ces attentes peuvent être modifiées, les enseignants n’attendent plus qu’ils maîtrisent les notions prévues au programme. Au lieu d’avoir 30 mots de vocabulaire à apprendre, ils n’en auront, par exemple, que 15. Finies les notes catastrophiques. Leurs bulletins sont modifiés, leurs notes sont exclues des moyennes de classe et, partant, des calculs de taux de réussite des centres de services scolaires.

Bien qu’en vaste majorité dans une classe « régulière », ils n’auront pas les mêmes examens, n’auront pas maîtrisé la matière au programme.

Ils seront néanmoins promus à l’année supérieure. Parce qu’au Québec, depuis la réforme de l’éducation de 2000, le redoublement n’est autorisé qu’exceptionnellement.

Une décision lourde de conséquences

Certes, ce sont des jeunes qui ont de sérieuses difficultés scolaires. N’empêche, avant d’en arriver là, à cette modification des attentes, il faut absolument s’assurer que les enseignants aient eu des pratiques exemplaires et que l’enfant ait eu les services que ses difficultés exigent, insiste Égide Royer. Si tel est le cas, « on peut y penser » pour ceux qui n’y arrivent pas malgré une panoplie de mesures.

Mais il ne faut jamais prendre cette décision à la légère, insiste-t-il.

Pour savoir combien d’enfants se trouvent sous ce régime de modification des attentes, La Presse a présenté une demande d’accès à l’information à tous les centres de services scolaires et commissions scolaires du Québec.

Au primaire, le compte est de 8679 jeunes. Au secondaire, 7801. Mais seules 46 des 71 organisations nous ont transmis leurs chiffres. Sept autres ont dit ne pas avoir de documents à ce sujet et 26 n’ont pas répondu à notre demande.

C’est dire qu’en réalité, on compte au Québec bien plus que les 16 480 élèves documentés ici.

Ce qui frappe en analysant les chiffres, c’est à quel point le recours à cette mesure varie d’un territoire à l’autre. Ainsi, au centre de services scolaire Marguerite-Bourgeoys (ouest de l’île de Montréal), 822 enfants (3 % du total) sont mis dans cette voie au primaire et 1812 au secondaire (10,7 %). Au centre de services scolaire Portages de l’Outaouais, 857 élèves du primaire (7,1 % des élèves de ce niveau) sont dans un parcours de modification des attentes.

Au centre de services scolaire de la Pointe-de-l’Île (est de Montréal), qui compte aussi beaucoup d’écoles en milieu défavorisé, c’est autrement moins élevé. Seuls 130 élèves sont dans ce parcours, soit 0,55 % des élèves du primaire.

« Nous travaillons à ne pas modifier les attentes inutilement puisque cela compromet la diplomation », indique MValérie Biron, directrice des services corporatifs, des communications et du secrétariat général au centre de services scolaire de la Pointe-de-l’ÎIe. « Nous avons un processus rigoureux de décision qui peut s’étendre sur plusieurs mois pendant que nous tentons la mise en place de mesures de soutien. Nous en venons à la modification [des attentes] seulement quand cela est démontré que c’est absolument nécessaire. »

Les enfants en difficulté bien entourés ? 

Au Québec, aide-t-on de la bonne façon les jeunes qui ont des difficultés d’apprentissage ? Au-delà des pénuries de spécialistes (orthopédagogues, psychoéducateurs, etc.), les bonnes pratiques sont-elles en place ? La dernière politique d’adaptation scolaire date de 1999. C’est toujours celle qui se trouve sur le site du ministère de l’Éducation, avec pour introduction un texte de François Legault, de 23 ans plus jeune, photographié lorsqu’il était ministre de l’Éducation.

Consultez la Politique de l’adaptation scolaire de 1999

À l’époque, écrivait le ministre Legault, 115 333 élèves (11,6 % de l’effectif scolaire) avaient des difficultés d’adaptation ou d’apprentissage. Aujourd’hui, souligne M. Royer, c’est le cas de 240 000 élèves, soit près d’un élève sur quatre qui a un plan d’intervention et parmi lesquels se trouveront des jeunes pour lesquels les attentes seront modifiées.

Pour les enseignants, le régime de modification des attentes alourdit nettement leur tâche, relève Brigitte Bilodeau, vice-présidente aux dossiers pédagogiques et professionnels de la Fédération des syndicats de l’enseignement.

Le parti pris pour l’inclusion des élèves en difficulté signifie concrètement que des enseignants qui en sont aux fractions avec leur groupe ont aussi devant eux des enfants qui peinent toujours avec les soustractions avec retenue.

« On demande à des enseignants du régulier d’enseigner comme s’ils étaient dans une classe spéciale », mais en ayant des groupes de 26 élèves, souligne Mme Bilodeau.

« Selon moi, la composition aussi hétérogène des classes est la cause principale de la pénurie », ajoute-t-elle.

Mme Bilodeau souligne qu’au surplus, la modification des attentes est souvent mal expliquée aux parents, qui tombent des nues quand ils réalisent que, contrairement à ce qu’indique le bulletin, leur enfant est en échec.

Dans les bulletins envoyés par des parents consultés par La Presse, aucune différence n’est notable à l’œil non avisé.

Mathieu Labine-Daigneault, président-directeur général de l’Association des orthopédagogues du Québec, s’inquiète aussi que la « modification des attentes » et les bulletins modifiés qui en découlent ne soient pas toujours mis en place en suivant parfaitement les règles de l’art. « La recherche démontre que quand un élève sort du parcours régulier, il est rare qu’il y revienne. Il faut donc une révision périodique [de la situation]. »

La question qui le préoccupe, c’est de savoir dans quelle mesure la hauteur « des services qu’on peut offrir à l’élève » entre en ligne de compte dans la décision.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

En savoir plus
  • 13,5 %
    Taux de sorties du système d’éducation sans diplôme ni qualification
    Source : données les plus récentes (pour 2019-2020) du ministère de l’Éducation
    23 %
    Taux d’élèves ne terminant pas leurs études secondaires en cinq ans
    Source : données les plus récentes (pour 2019-2020) du ministère de l’Éducation