Québec a beau avoir élargi l’accès à ses classes de francisation, il en faut souvent plus pour intégrer les nouveaux arrivants allophones à la culture québécoise. La Presse vous présente quelques initiatives inspirantes.

Derrière son comptoir donnant sur la 1re Avenue, à Saint-Georges, le pharmacien Alain Bolduc reçoit un client originaire du Nicaragua.

— Je ne me sens pas bien, je fais de la fièvre.

— Combien de degrés de fièvre ?

— 40 degrés.

— 40 degrés ! Depuis combien de jours ?

— Deux jours… »

Le pharmacien et les autres clients éclatent de rire. « À l’hôpital ! », lance l’un d’eux, hilare.

Que le lecteur se rassure, nous ne sommes pas dans une véritable pharmacie beauceronne, mais dans un atelier de conversation pour allophones, baptisé Placotons en français.

Le malade imaginaire, Nery Alejandro Galeano, est soudeur chez Manac, à Saint-Georges, tout comme le Colombien Robert Stebenson Palacios, celui qui voulait l’envoyer à l’hôpital. La troisième « cliente », Daysi Savon, s’amuse d’autant plus qu’elle était pharmacienne à Cuba.

M. Bolduc, pharmacien retraité depuis l’an dernier, anime le groupe bénévolement pour le Carrefour jeunesse-emploi (CJE) de Beauce-Sud.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Alain Bolduc, pharmacien retraité, anime le groupe bénévolement.

Nery et Robert travaillent 40 heures par semaine, sur les quarts de soir qui se terminent à 3 h 15 du matin, auxquels s’ajoutent six heures de francisation. Ça ne leur suffit pas.

« À l’école, nous sommes 10 à 12 personnes, donc chacune parle un peu. Ici, nous sommes quatre à parler seulement en français, avec des mises en situation de la vie quotidienne », explique Nery.

« C’est un bon exercice pour ne pas avoir peur de parler », renchérit Robert.

On a beau être en région, un locuteur débutant a peu d’occasions de converser en français.

À l’usine, Nery et Robert sont entourés de travailleurs latino-américains.

Et ce n’est pas plus évident pour Daysi, dont la fille est pourtant en couple avec un Beauceron.

Personne ne me parle en français ! J’ai aussi beaucoup d’amies québécoises, mais elles me demandent de parler en espagnol pour s’exercer !

Daysi Savon, ex-pharmacienne d’origine cubaine

Ici, tout est prétexte à échanger.

« J’aime ça, c’est dans la bonne humeur. J’apprends d’eux aussi, j’apprends leurs cultures », s’enthousiasme l’animateur.

Le CJE offre deux autres groupes de Placotons en français, une formule lancée il y a trois ans par l’organisme d’alphabétisation Alphare, situé à cinq minutes d’ici, de l’autre côté de la Chaudière.

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Amira Abdellatif et Alaeddine Louhichi

Chez Alphare, c’est l’enseignante Céline Leclerc qui assure l’animation.

Le jour de notre visite, Alaeddine Louhichi et Zahea Hakim cherchaient leurs mots. La Tunisie a beau être membre de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), les deux soudeurs arabophones n’utilisaient pratiquement jamais le français avant de venir travailler chez Estampro, à Saint-Évariste, à une demi-heure de Saint-Georges.

« Avant, je ne parlais pas bien, maintenant je comprends, et peux parler un petit peu », souffle Alaeddine, dont la sœur habite Québec.

« J’en ai besoin. Le français, c’est obligatoire pour communiquer avec tous », constate Zahea.

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L’enseignante Céline Leclerc anime un « placotons » avec trois nouveaux arrivants, dont Zahea Hakim à sa droite.

Ce n’est pas Juan Carlos Quintero Canal qui les contredira. Venu de Colombie avec sa femme et ses deux enfants en 2019, cet ancien employé de banque s’est investi dans l’apprentissage du français en arrivant, l’étudiant à temps plein et évitant l’espagnol « sauf avec ma femme parce que c’est difficile de se chicaner en français », dit-il avec un sourire en coin.

Après avoir notamment été employé dans une usine de pizzas et accompagnant spirituel dans un hôpital, il travaille aujourd’hui pour le centre de services scolaire local, comme intervenant en francisation, en plus de donner des cours d’espagnol au cégep.

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Juan Carlos Quintero Canal est arrivée au Québec il y a trois ans et déjà, il aide à l’intégration de nouveaux arrivants.

Les cours de francisation nous donnent la structure et les connaissances, mais le Placotons m’a permis de jaser de beaucoup de sujets. L’école, c’est pour apprendre le français, et le Placotons permet de le développer.

Juan Carlos Quintero Canal

C’est aussi l’occasion de comprendre des particularités locales comme « pantoute » et « tiguidou », ou ces mystérieux « fromah’ » (fromage) et « lolo » (là, là).

« Il y a des Beaucerons qui disent “souffler la lumière” pour l’“éteindre”. Une collègue m’a déjà dit : “Je vais souffler mon ordinateur.” Moi qui ne suis pas de la Beauce, je ne savais pas », glisse Mme Leclerc.

Juan Carlos a d’ailleurs inclus un segment sur les expressions québécoises dans l’émission en espagnol qu’il anime à la radio locale.

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Vue de la 1re Avenue, à Saint-Georges de Beauce

Saint-Georges a même son épicerie latino-américaine, Chez Latina de Beauce, sur la 5e Avenue. Arrivée du Costa Rica il y a sept ans avec mari et enfants, Lorlly Luna a ouvert le commerce au printemps 2021 tout en continuant à travailler comme technicienne juridique. Lors de notre visite, des familles de la Colombie, du Mexique, du Nicaragua, du Guatemala ou du Costa Rica s’y pressaient pour faire leurs emplettes, siroter une boisson Pony Malta ou acheter des plats préparés par Christopher, le fils de Lorlly.

La Beauce compte au moins 1250 travailleurs étrangers, dont près des trois quarts proviennent de l’Amérique latine, montre une étude. D’ici deux ans et demi, il pourrait en arriver 2015 de plus, dont certains avec famille, révèle le coup de sonde réalisé auprès de 206 entreprises locales.

Outre le logement, qualifié de « casse-tête », la connaissance de la langue a été identifiée comme le principal défi des employeurs.

Le CJE de Beauce-Sud, qui comptait un seul employé en soutien aux immigrants au début de 2018, en a maintenant neuf. C’est sans compter les bénévoles, parfois plus nombreux que les besoins.

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Sandy Létourneau, agente d’intégration et de sensibilisation

« Ils se présentent avec le désir de passer du temps avec des nouveaux arrivants donc il faut leur offrir quelque chose si on ne veut pas les perdre », témoigne Sandy Létourneau, agente d’intégration et de sensibilisation.

En plus du Placotons, du jumelage et de deux repas communautaires annuels, le CJE vient donc de créer un programme de « bénévolat touristique », où Beaucerons et nouveaux arrivants pourront aller en randonnée, en raquette ou aux sucres.

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Promenade Redmont, à Saint-Georges

L’intégration n’est pas un processus à sens unique, souligne le directeur général du CJE, Martin Beaulieu.

« Il faut aussi que les gens d’ici comprennent la réalité et les défis des nouveaux arrivants. C’est comme un sportif avec son entraîneur : il n’y a pas que le sportif qui doit travailler sur son entraînement, l’entraîneur doit s’arrimer au sportif.

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Martin Beaulieu, directeur du Carrefour Jeunesse-Emploi de Beauce-Sud

De temporaires à permanents

Les travailleurs étrangers que nous avons rencontrés au Placotons ont beau être arrivés au Québec avec un permis de travail temporaire, ils désirent, pour la plupart d’entre eux, devenir résidents permanents. C’est notamment le cas de Nery, Alaeddine et Zahea. Les travailleurs étrangers temporaires ont de plus en plus tendance à rester, a constaté Statistique Canada en 2018. Dix ans après leur arrivée, 18 % des travailleurs arrivés entre 2000 et 2004 étaient encore au pays, contre seulement 11 % de ceux arrivés entre 1995 et 1999. « La grande majorité des travailleurs étrangers temporaires qui demeurent au pays à long terme obtiennent le statut de résident permanent », souligne Statistique Canada. Le phénomène s’observe aussi au Québec. « Ces dernières années, le gouvernement a fait le choix de puiser dans ce bassin pour sélectionner ses résidents permanents parce qu’il estime qu’il est beaucoup plus facile de choisir parmi des gens qui sont déjà ici, qui ont fait la preuve qu’ils peuvent s’adapter et ont déjà fait un bout de chemin par rapport au français », explique la professeure Stéphanie Arsenault, de l’Université Laval, qui étudie l’apprentissage du français chez les immigrants temporaires (voir autre texte).

Lisez notre reportage « Qui sont les immigrants au Québec »

Des cours sur les heures de travail

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Jymer Jaramillo, copropriétaire d’une clinique vétérinaire à Saint-Jérôme

En Équateur, Jymer Jaramillo était vétérinaire. Et en arrivant ici en 2006, il était bien déterminé à le rester. Mais pour cela, il fallait passer les examens de son ordre professionnel en français, langue dont il ne parlait pas un mot. Et comme sa femme et lui attendaient un enfant, il devait travailler.

Durant trois ans, il a fait de l’entretien ménager de nuit tout en fréquentant les classes de francisation le jour. Et le boulot lui a donné un coup de pouce.

Son syndicat, l’UES800, affilié à la FTQ, offre un programme de francisation en milieu de travail. Les cours se donnent dans ses locaux, à raison d’une journée par semaine durant laquelle l’employé est rémunéré.

Financé par un fonds géré par Québec, le programme est à coût nul pour l’employeur, mais fait une énorme différence pour l’employé.

« J’ai suivi le cours de francisation du gouvernement et celui du syndicat en même temps. Je suis allé plus vite que les autres, je les ai dépassés des deux côtés », résume M. Jaramillo. Sa connaissance du français lui a permis de travailler comme technicien en santé animale, puis de passer les examens de l’Ordre des médecins vétérinaires du Québec. Après une spécialisation en chirurgie orthopédique et une maîtrise en génie biomédical à Polytechnique, il est devenu copropriétaire d’une clinique à Saint-Jérôme en 2016.

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Jymer Jaramillo, vétérinaire

« Quand je restais à la maison pour étudier et que mes beaux-frères m’appelaient pour prendre une bière ou aller à la piscine, je disais non. Maintenant, c’est moi qui peux prendre une bière et aller à la piscine », s’amuse le DJaramillo.

Une formule éprouvée

L’UES800 a commencé à offrir des cours de francisation à ses syndiqués d’entretien ménager au milieu des années 2000.

« Le travailleur va être capable de parler avec son superviseur, et avec les clients si nécessaire, de lire la fiche signalétique des produits qu’il va utiliser, ce qui diminue le risque d’accident de travail », fait valoir Cyntia Gagnier, coordonnatrice d’activités à l’UES800. Le cas du DJaramillo n’est pas courant, mais elle voit « beaucoup de travailleurs qui ont obtenu des postes de supervision chez leur employeur, ou vont s’impliquer dans l’exécutif ou le comité en santé-sécurité du syndicat ».

Le programme est financé par le Fonds de développement et de reconnaissance des compétences de la main-d’œuvre, surnommé « le 1 % ». Ce fonds est en effet constitué des sommes versées par les employeurs assujettis à la Loi sur les compétences qui n’ont pas investi l’équivalent de 1 % de leur masse salariale en formation. Il est sous la responsabilité de la Commission des partenaires du marché du travail (CPMT) et géré en collaboration avec le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS).

Faire les cours durant les heures de travail, c’est vraiment la clé. Une mère seule ne viendra pas le soir.

Cyntia Gagnier, coordonnatrice d’activités à l’UES800

L’UES800 le voit avec ses membres du secteur du vêtement. Les employeurs ne pouvant pas les libérer à cause de la pénurie de main-d’œuvre, les cours sont donnés après la journée de travail, sans rémunération.

Résultat, l’assiduité y est souvent bien moindre, témoigne Judith Giguère, directrice au développement de FBDM, l’entreprise à but non lucratif qui fournit les cours. Possibilité de faire des heures supplémentaires, deuxième emploi, « au salaire où ils sont payés, c’est sûr que tout est plus intéressant », reconnaît Mme Giguère.

La francisation en milieu de travail, la FTQ y croit tellement qu’elle a réalisé un documentaire d’une heure sur le sujet. On y voit notamment des employés de Vêtements Peerless suivre des cours donnés par un professeur du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI)… un programme en vigueur depuis une vingtaine d’années que le Ministère a récemment été forcé de maintenir après que Le Devoir eut dénoncé son abolition !

La francisation en milieu de travail est un ballon dur à suivre.

Depuis cinq ans, trois programmes se sont succédé au fameux fonds du 1 %. En 2021-2022, ce fonds a financé des projets de francisation collectifs dans 403 entreprises, rejoignant ainsi 619 travailleurs, nous a indiqué le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS) par courriel.

Le MTESS finance aussi de la francisation en entreprise avec son Fonds de développement du marché du travail (675 ententes actives). C’est sans compter ce que le MIFI appelle ses « quelques projets historiques », comme chez Peerless.

Les employés apprennent-ils plus vite sur les lieux de travail ? Hélas, les effets des formations financées par le fonds du 1 % n’ont pas été évalués, a reconnu le ministère du Travail par courriel.

La francisation au boulot s’est cependant attirée des commentaires positifs au fil des ans.

« On observe un taux élevé de présence et de rétention », a signalé, en 1996, le Rapport du groupe de travail tripartite sur la francisation des entreprises au sujet d’un programme créé cinq ans plus tôt.

Le Conseil supérieur de la langue française a aussi eu des bons mots en 2005 et en 2018, invitant les entrepreneurs « à favoriser la formation linguistique de leur personnel sur les lieux de travail ».

Travail et études difficiles à concilier

Étudier le français à temps partiel en sus d’un emploi à temps plein n’est pas l’idéal, a par ailleurs constaté Stéphanie Arsenault, professeure en sciences sociales à l’Université Laval, dans une étude auprès d’une quinzaine de travailleurs et d’étudiants étrangers de Québec. « Plusieurs ont dû mettre fin à leurs cours, parfois précipitamment, en raison d’un horaire incompatible ou d’une fatigue excessive », souligne-t-elle dans un rapport à paraître.

PHOTO FOURNIE PAR STÉPHANIE ARSENAULT

Stéphanie Arsenault, professeure en sciences sociales à l’Université Laval

Les gens se disent énormément fatigués et surchargés, et ne se sentent pas nécessairement la disponibilité mentale réelle pour être efficaces à l’apprentissage de la langue.

Stéphanie Arsenault, professeure en sciences sociales à l’Université Laval

Et encore faut-il que l’horaire de travail soit compatible avec celui des cours offerts dans la région.

« C’est une chose de rendre les gens admissibles, mais ont-ils vraiment accès ? En ce moment, c’est un droit théorique qui n’entraîne pas d’obligation pour les employeurs », souligne la chercheuse.

Rejoindre les enfants

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Elise Gravel, autrice et illustratrice

La très populaire autrice et illustratrice de livres jeunesse Elise Gravel reçoit beaucoup d’invitations à aller dans des écoles. Mais depuis cinq ans, elle accepte uniquement celles venant de classes d’accueil, afin de contribuer à l’intégration des enfants immigrants et réfugiés.

« Je sais que je fais partie de la culture québécoise auprès des enfants, alors je veux leur donner ma présence. Ces enfants des classes d’accueil ont beaucoup moins accès à quelque production culturelle que ce soit, donc ça fait une plus grande différence », explique Mme Gravel.

PHOTO FOURNIE PAR ANISSA MESBAH

Anissa Mesbah, enseignante en classe d’intégration au premier cycle du primaire

« Ses illustrations sont simples, expressives, donc c’est déjà parlant, et ses textes aussi sont simples, donc ça vient vraiment chercher une classe qui n’est pas nécessairement francophone », témoigne l’enseignante montréalaise Anissa Mesbah, qui l’a reçue à deux reprises dans sa classe d’intégration du premier cycle du primaire.

Les élèves n’étant pas tous au même stade de francisation, Mme Gravel utilise beaucoup le dessin. « Ça leur permet de s’exprimer, on peut ainsi communiquer. C’est un échange par le dessin qui est vraiment agréable. »

Mme Mesbah a ainsi pu voir une élève autiste d’origine bulgare, qui ne parlait pas, même dans sa langue maternelle, s’exprimer pour la première fois. « Elle leur avait demandé de dessiner le contexte de la classe. On a découvert que l’élève était super bonne en dessin, et qu’elle comprenait ce qui se passait en classe », raconte l’enseignante.

ILLUSTRATION FOURNIE PAR ELISE GRAVEL

Bande dessinée publiée en 2019 par Elise Gravel pour témoigner de son expérience des classes d’accueil au primaire

« Je trouve ces classes-là absolument fascinantes. Ce sont des enfants qui apprennent à vivre en québécois, c’est un milieu de vie, comme une famille. C’est magnifique », s’enthousiasme Mme Gravel, qui a publié C’est quoi un réfugié ? en 2019.

« Si on les aide à se franciser, on les aide dans tout leur cheminement scolaire et dans leur réussite dans la vie en général. »

Voyez les affiches d’Elise Gravel