Pour les parents qui n’arrivent pas à trouver une place en garderie, elle est un phénomène. Myriam Lapointe-Gagnon, que l’on reconnaît dans la rue comme « Myriam de Cacouna ». À la tête de Ma place au travail, un mouvement qu’elle a lancé, elle rallie désormais les partis de l’opposition à sa cause : assurer à chaque enfant un accès aux services de garde éducatifs et fournir une aide financière temporaire aux parents qui n’ont pas de place.

(Cacouna) La colère

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Myriam Lapointe-Gagnon et son fils, Jules, sur la route menant à leur résidence familiale, à Cacouna

Myriam Lapointe-Gagnon a choisi un milieu de vie qui lui ressemble. En nous accueillant chez elle dans le Bas-du-Fleuve, elle explique son combat pour assurer une place à chaque enfant en garderie avec la même vigueur que le vent qui fouette les berges. Et comme la pente couverte de pierres qui mène à sa maison, elle promet d’être « un méchant chemin de gravelle » pour le gouvernement jusqu’à ce qu’il complète le réseau.

Le regard franc et la parole libre, elle répond aux questions tout en fuyant l’entrevue pour s’amuser avec son fils Jules, âgé de 16 mois, dont la garderie en milieu familial fermera bientôt ses portes. Mme Lapointe-Gagnon, qui termine un internat au sein de l’équipe de pédopsychiatrie au centre hospitalier de Rivière-du-Loup, exprime la colère qui l’anime.

« Pourquoi on chiale ? Parce qu’on est en train de reculer sur des combats que nos grands-mères ont faits. On est en train de vivre quelque chose de pire que ce que nos mères ont vécu. On n’a pas de places », affirme-t-elle.

Selon les plus récentes données fournies par le ministère de la Famille, 51 073 enfants attendent au guichet unique d’inscription pour obtenir une place désirée dans un service de garde. De ce lot, certains n’ont tout simplement aucun milieu de garde pour l’instant, ce qui empêche un parent de retourner au travail. Cette statistique doit être mise à jour prochainement.

Ce qui m’indigne c’est le fait qu’on ne s’occupe pas assez des enfants et qu’on ne leur donne pas une place à leur juste valeur. Je trouve qu’on est bien hypocrite. “Un Québec fou de ses enfants”, je pense que c’est plutôt un Québec qui se fout de ses enfants.

Myriam Lapointe-Gagnon

Ne sachant vers qui se tourner, des parents sont de plus en plus nombreux à lui écrire sur la page Facebook de son mouvement, Ma place au travail. Et sur les réseaux sociaux, comme un signal de détresse, certains supplient des milieux de garde de les prendre en affichant l’équivalent d’un curriculum vitae de leur enfant.

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Myriam Lapointe-Gagnon tient dans ses bras son fils Jules tout en discutant avec l’éducatrice Christine Poulin, propriétaire d’une garderie en milieu familial.

Une pression trop forte

Ce cri du cœur des parents, Myriam Lapointe-Gagnon le relaie quotidiennement sur Facebook. Christine Poulin, propriétaire d’une garderie en milieu familial, l’entend aussi. Une charge émotive lourde pour cette éducatrice responsable de six enfants, dont le fils de la porte-parole de Ma place au travail. Elle s’est finalement résolue à fermer ses portes l’été prochain, faute d’aide dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre en petite enfance.

« Dans une crise comme ça, on n’a pas beaucoup d’outils quand on commence à être épuisée, surmenée, à ne pas savoir où aller chercher de l’aide. On se sent seule », raconte-t-elle de son petit local inondé de jouets tout en remplissant le verre d’eau d’un « petit loup » et en rassurant un autre « minou » dans l’attente de sa collation.

Dans les dernières années, des parents confrontés à la pénurie de places en garderie dans le Bas-Saint-Laurent ont multiplié les démarches pour qu’elle accueille leur enfant dans son milieu familial. Christine Poulin a vu toutes les stratégies, comme celle des femmes enceintes qui se promènent devant chez elle dans l’espoir de la croiser.

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Myriam Lapointe-Gagnon au centre hospitalier de Rivière-du-Loup

Le phénomène des CV d’enfants sur les réseaux sociaux, où l’on vante le bon caractère des bébés, lui fait également peur. « C’est un enfant. C’est correct s’il pleure. Mais les parents sont désespérés. C’est vraiment du désespoir de faire ça. C’est triste et ça n’a pas de bon sens », déplore-t-elle.

Myriam Lapointe-Gagnon, qui perdra donc sa garderie à l’été et qui cherche comme d’autres parents une nouvelle place pour Jules dans le réseau, déplore que des éducatrices comme Christine Poulin portent sur leurs épaules le poids d’un réseau qui n’a jamais été achevé depuis la création des centres de la petite enfance (CPE).

En colère face à cette situation, Mme Lapointe-Gagnon mobilise les mères rassemblées au sein de Ma place au travail. Son mouvement, qui se transforme désormais en un organisme en bonne et due forme, tiendra une manifestation le 19 mars prochain devant le parlement à Québec.

« Le gouvernement ne nous a pas considérés comme un mouvement qui allait avoir la puissance qu’il a actuellement. Il ne nous a pas considérés, par manque d’estime. On n’était rien que des petites mères pour eux », dit-elle.

Des « petites mères » qui se sont rassemblées pour « transformer leur impuissance en une forme d’action collective » et qui ont décidé que « la colère, ça fait partie de la vie ». « On ne s’excusera pas d’avoir à prendre soin de nous, prendre soin de nos bébés et imposer nos limites. »

La mobilisation

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Myriam Lapointe-Gagnon et son amie Kelly Sirois, qui siège au conseil d’administration de Ma place au travail, discutent de l’avenir du réseau de services de garde éducatifs à l’enfance dans un restaurant du centre-ville de Rivière-du-Loup.

Kelly Sirois demande que l’on décrive le manque de places en garderie avec le mot qui résume selon elle la situation : une « crise ». Et si elle applaudit la volonté du gouvernement de compléter le réseau en créant 37 000 nouvelles places d’ici 2025, celle qui siège au conseil d’administration de Ma place au travail exige dès maintenant une aide d’urgence pour celles qui sacrifient leur carrière en attendant.

Cette revendication, au cœur des demandes de l’organisme, sera entendue le 19 mars prochain lors d’une manifestation sur la colline parlementaire, à Québec. En ce soir d’hiver à Rivière-du-Loup, attablées au Café L’Innocent, Mme Sirois, Myriam Lapointe-Gagnon et d’autres mères mobilisées dans le mouvement se remémorent le chemin parcouru, mais aussi celui qu’il leur reste à franchir dans leur lutte.

Julie-Anne Pelletier est orthophoniste au centre de services scolaire de la région. En congé de maternité pour son deuxième enfant, qui roupille bien au chaud dans ses bras pendant l’entrevue, elle s’inquiète pour son retour au travail. Trouvera-t-elle une garderie pour le poupon, alors que son premier fils perdra également sa place dans une garderie en milieu familial qui ferme ses portes ?

« On a eu une vidéo cette semaine de l’éducatrice pendant qu’elle flatte mon gars pour qu’il soit sécurisé, pour qu’il fasse dodo. C’est ce qu’il perd. C’est ça que je perds », raconte-t-elle, la voix brisée par l’émotion.

Karine Lamontagne, coordonnatrice de production, vit le même problème avec son fils. « On n’a pas tous la vocation de rester à la maison avec nos enfants », dit-elle.

« Oui, je suis une maman, mais je suis aussi une professionnelle. J’ai besoin d’être une professionnelle pour être une maman », renchérit Kelly Sirois, conseillère de soutien aux entreprises et fière d’être à la fois mère et femme de carrière.

À quelques jours de la manifestation à Québec, elle réalise que c’est d’abord et avant tout « la crise » qui les a unies, comme elles viennent d’horizons différents. Elles ont depuis découvert la chaîne télévisée Le Canal de l’Assemblée nationale, ont appris à déchiffrer les budgets gouvernementaux et promettent de manifester « jusqu’à ce qu’[elles n’aient] plus d’énergie, jusqu’à ce qu’[elles ne soient] plus capables ».

La force du nombre

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Myriam Lapointe-Gagnon et son amie Karine Lamontagne, coordonnatrice de production, qui l’aide à l’occasion pour organiser ses entrevues pour Ma place au travail

Au centre hospitalier de Rivière-du-Loup, les collègues de Myriam Lapointe-Gagnon la décrivent comme une leader naturelle. Elle reçoit fréquemment des appels et des propositions des trois partis de l’opposition. Certains la comparent parfois à la blague à Jeanne d’Arc. Mais au-delà de l’image qu’elle projette, la fondatrice de Ma place au travail sent plus que quiconque le poids du mouvement qu’elle a fédéré, tout comme les attentes qui sont grandes.

« Je ne suis pas une superwoman et je n’ai pas envie d’être une sainte », dit Mme Lapointe-Gagnon, allergique aux étiquettes, de son petit bureau sans fenêtre à l’hôpital.

Sa thèse de doctorat porte sur la résilience humaine. Selon elle, « il y a dans chaque expérience difficile un moyen d’intégrer ça dans notre histoire et d’en tirer profit ». Même si c’est difficile. Même quand ça fait mal.

Des bénévoles et des membres du conseil d’administration de Ma place au travail se réunissent avec cet espoir en tête pour exprimer leur appui à leur porte-parole. Elles seront présentes le 19 mars prochain devant le parlement de Québec.

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De gauche à droite : Milca Bibeau, Carolann Claveau, Johanie Paquet, Karen Bouchard et Maude Caron, toutes impliquées au sein de Ma place au travail

« L’égalité des chances entre les enfants, c’est ce qui m’anime depuis le début de ma mobilisation dans le mouvement. Ça n’a pas de sens que certains enfants aient accès à une place en service de garde et d’autres, non. Dans ma classe, dans cinq ans, si ça ne change pas, on va voir la différence », affirme Maude Caron, enseignante.

« C’est difficile de s’imaginer que mon enfant qui apprend actuellement à s’intégrer dans un milieu, à tisser des liens avec ses amis, à connaître son éducatrice, à se sentir en sécurité, aimé, pourrait perdre à tout moment sa place », renchérit Karen Bouchard, qui a réussi de peine et de misère à trouver une place pour son fils Henri, âgé de 9 mois.

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Myriam Lapointe-Gagnon au centre hospitalier de Rivière-du-Loup

Ma place au travail se donne le mandat de sensibiliser le Québec à cette réalité. Et selon Jérémie Frégeau, père de Jules, amoureux de Myriam Lapointe-Gagnon et entrepreneur en construction, quand sa conjointe embrasse une cause, c’est un mariage pour la vie.

« Quand elle croit en un projet, qu’elle embarque dans quelque chose, c’est rare que ça ne mène nulle part », dit-il.

Le chantier de Québec

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Vue sur le fleuve Saint-Laurent depuis le centre hospitalier de Rivière-du-Loup où Myriam Lapointe-Gagnon termine son internat en psychologie

• Le gouvernement Legault a déposé l’automne dernier le projet de loi 1 pour « compléter et moderniser le réseau des services de garde éducatifs à l’enfance ». Il doit l’adopter au cours du printemps avant la fin de la session parlementaire et le déclenchement, à la fin de l’été, de la campagne électorale.

• Présentée comme un « grand chantier », la réforme déposée par Québec inclut un investissement d’« au moins 3 milliards de dollars, dont 1,8 milliard en nouvelles mesures d’ici 2024-2025 ». Le gouvernement s’est également engagé « à ce que chaque enfant puisse avoir une place » lorsque le réseau sera achevé. Ma place au travail réclame que cet engagement soit une obligation inscrite à la loi.

• En date du 31 janvier 2022, 29 572 places subventionnées étaient en cours de réalisation au ministère de la Famille. « Les places en réalisation devraient être disponibles d’ici 24 mois », précise-t-on. Québec a promis d’offrir 37 000 nouvelles places subventionnées en installation d’ici 2025. De ce nombre, 2105 places ont été réalisées à ce jour.

• Pour compléter le réseau, Québec prévoit qu’il aura besoin de 18 000 nouvelles éducatrices pour répondre aux besoins des garderies. Des augmentations de salaire allant jusqu’à 18 % ont été accordées dans les dernières conventions collectives du réseau.