Pendant que les cégépiens font un bilan très négatif de l’annus horribilis qu’ils ont vécue, les directions des cégeps, qui rêvent d’une rentrée normale à l’automne, nagent dans l’inconnu en attendant des directives claires du ministère de l’Enseignement supérieur. « C’est quoi, le plan d’action ? »

L’école en ligne ? « Vraiment plate. » Comme un certain nombre d’élèves, Philippe Major a décroché du cégep au début de la crise sanitaire. D’autres sont restés par dépit, et estiment avoir été les « grands oubliés » de cette pandémie. Témoignages.

« Ça ne me tentait pas de faire ça, confesse-t-il. J’ai juste décidé de lâcher ça complètement. Je me suis dit : je vais faire autre chose de ma vie, ça ne me sert à rien. Fuck ça ! »

Pour s’occuper, il travaille comme livreur avec un copain qui a aussi décroché du cégep.

« J’ai pensé que je pourrais faire de l’argent en attendant. En plus, je n’étais pas trop sûr de ce que je voulais faire tout court. Je me suis dit : je n’ai rien de mieux à faire que d’aller travailler. Depuis un an, je travaille à temps plein au Benny et je livre du poulet. »

Philippe, 18 ans, habite à Saint-Esprit, une petite municipalité de Lanaudière.

Ses parents auraient bien sûr préféré qu’il reste au cégep. Mais comme sa motivation était à zéro et qu’en plus, il se questionnait sur son avenir, ils ont accepté qu’il fasse une pause des études. « Là, par contre, ils trouvent que ça serait le temps que j’y retourne », glisse-t-il. Et c’est d’ailleurs ce qu’il compte faire à l’automne. Il a été accepté en techniques de design industriel au Cégep régional de Lanaudière à Terrebonne.

Des cégépiens interrogés par La Presse dénoncent le sort qui leur a été réservé par le gouvernement. Beaucoup croient avoir été les « grands oubliés » de cette pandémie.

Moi, j’aime ça, aller à l’école physiquement, voir des gens et leur parler. C’est une des parties de l’école que j’aime le plus, un peu comme tout le monde. Je ne suis clairement pas tout seul à avoir lâché.

Philippe Major, 18 ans

Certains ont poursuivi leurs études faute de mieux. Il n’y avait de toute façon pas grand-chose d’autre à faire dans le contexte de la pandémie.

La voie facile

Florence Hétu, 19 ans, et deux de ses condisciples du programme de sciences, lettres et arts du collège de Maisonneuve ont publié dans La Presse+, en novembre dernier, une lettre adressée au premier ministre François Legault et à la ministre de l’Enseignement supérieur, Danielle McCann. « Nous souffrons en silence », disaient-elles.

Six mois plus tard, la situation ne s’est pas vraiment améliorée.

« Je connais des étudiants qui ont abandonné plusieurs cours ou qui ont carrément arrêté le cégep, dit Florence. Nous, on trouve que les personnes au secondaire sont chanceuses, même si c’est juste une journée sur deux en présentiel. On aurait tellement souhaité avoir ça. »

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Florence Hétu (à gauche), 19 ans, et Anaïs Drapeau Letort, 18 ans, devant le collège de Maisonneuve, où elles étudient.

Cette cégépienne n’en démord pas : « La voie facile de tout mettre en ligne a été prise. Moi, je suis sûre que s’il y avait eu plus de volonté, plus de créativité, sans enlever les mesures sanitaires, mais en s’adaptant à ces mesures, on aurait pu rendre l’enseignement plus humain. »

> Lisez la lettre des élèves

« Ça me révolte »

Sa condisciple et amie Anaïs Drapeau Letort, 18 ans, a choisi d’abandonner des cours. Originaire de Saint-Donat, elle poursuit ses études tout en travaillant pour un centre d’hébergement pour personnes en situation d’itinérance. « J’ai abandonné des cours parce que c’était trop de changements pour moi avec la nouvelle ville, explique-t-elle. Si j’avais eu des cours en présentiel, je ne serais pas venue travailler ici. »

Comment a-t-elle trouvé son année ? « Scolaire, horrible. Professionnelle, extraordinaire. Émotionnelle, difficile. »

« Je me suis moins concentrée sur les cours, précise-t-elle. J’ai eu des cours en ligne qui m’empêchaient de rencontrer mes profs et donc, d’essayer de trouver quelque chose que j’aime. Moi, je suis vraiment une personne sociable. Souvent, mes cours vont être le fun selon mon prof. Les cours en ligne m’ont empêchée d’avoir ce lien-là. »

Anaïs connaît au moins cinq personnes qui ont abandonné le cégep.

« On est capable d’entasser 130 personnes itinérantes dans un gymnase pour qu’elles dorment, et ce sont des personnes qui ont des problèmes de santé mentale, de consommation et tout. Mais de jeunes étudiants qui veulent aller apprendre, ça ne fonctionne pas s’ils sont 20 dans une classe ! Ça me révolte », ajoute-t-elle.

« Pas une année le fun »

Médéric Chalifour, 19 ans, poursuit ses études au cégep de Joliette en sciences de la nature. « Pour vrai, c’est pas une année le fun. Je dirais qu’on est assez laissés à nous-mêmes dans tout ça. Le service n’était pas là. C’est pas la faute des profs. Mais je pense que le gouvernement aurait pu se soucier plus des étudiants. »

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Ylan Blanchard, 18 ans, espère être en classe au prochain trimestre.

Ylan Blanchard, 18 ans, termine sa première année en sciences, lettres et arts au collège de Maisonneuve. Elle ne souhaite qu’une chose : être en classe au prochain trimestre et voir ses camarades et ses profs en chair et en os. « Je suis allée trois fois au cégep cette session et trois fois à la session d’automne. Six fois en un an, c’est très peu. »

Très peu, oui. Mais il y a pire : Lou Gabriel-Courval, 18 ans, inscrit en sciences humaines au collège de Maisonneuve, n’a eu aucun cours en personne en 2020-2021. « La dernière fois que je me suis assis en classe, c’était le 12 mars 2020, dit-il. On est tous vraiment tannés. Cette année, c’était plate pour tout le monde, en général. »

Une année à reléguer aux oubliettes

Les cégeps viennent de traverser une année difficile avec la pandémie et sont prêts à repartir du bon pied l’automne prochain. Mais il y a un hic : ils attendent toujours un plan clair du ministère de l’Enseignement supérieur.

« Il est grand temps qu’on arrive à autre chose parce que je ne nous verrais pas passer une autre année comme ça dans le réseau collégial », lance Bernard Tremblay, PDG de la Fédération des cégeps.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Classe au cégep de Sherbrooke lors d’un cours en présentiel, en février dernier

Même si la vaccination va bon train et que la distribution des deuxièmes doses battra son plein à l’été, les cégeps doivent toujours composer avec des consignes prévoyant que les élèves observent une distance d’un mètre en classe, ce qui compromet sérieusement un retour à la normale.

La feuille de route réclamée pour la rentrée, « on ne l’a pas encore », affirme Lucie Piché, présidente de la Fédération des enseignantes et enseignants de cégep.

On comprend que la Santé publique soit toujours un peu nerveuse de planifier longtemps avant, mais, en même temps, nous, c’est maintenant qu’on la fait, l’organisation scolaire, et une fois qu’elle est faite, on ne peut pas défaire ça.

Bernard Tremblay, PDG de la Fédération des cégeps

Au collège Ahuntsic, par exemple, la direction travaille sur trois scénarios : un scénario où 80 % des cours seraint donnés au cégep avec la consigne de distanciation d’un mètre, un autre avec « presque 100 % » de cours en personne si cette consigne est levée, et un troisième en cas de quatrième vague.

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Le collège Ahuntsic travaille sur trois scénarios en prévision de la session d’automne.

« Tous les cégeps font leur planification à peu près en même temps, explique Charles Duffy, directeur des études au collège Ahuntsic. On peut avoir l’impression que c’est lent à faire bouger, une organisation scolaire. Mais les horaires d’une session prennent environ six semaines à fabriquer dans un établissement comme le nôtre, qui accueille plusieurs milliers d’étudiants. »

« C’est quand même long, tout ça, enchaîne-t-il. Alors, on ne peut pas changer d’idée tout d’un coup au mois d’août et refaire toute notre organisation pédagogique. »

« Incomplets » : encore une session

Pour ce qui est des « incomplets », cet assouplissement qui permet aux cégépiens d’abandonner un cours sans que cela soit considéré comme un échec en raison de la pandémie, ils sont là pour encore une session.

Il n’y a pas de statistiques disponibles sur cet enjeu, comme c’est souvent le cas au ministère de l’Enseignement supérieur. Mais selon les données préliminaires recueillies par la Fédération des cégeps, 3,9 % des élèves ont demandé qu’on leur attribue la mention « incomplet » dans leur bulletin pour l’ensemble de leurs cours, à l’automne. Cela ne tient pas compte de tous ceux qui ont fait cette demande pour un ou deux cours.

Une partie des étudiants qui auraient été en situation d’échec ont demandé un “incomplet”.

Bernard Tremblay, PDG de la Fédération des cégeps

« Si on fait le total des échecs et des “incomplets”, on va peut-être arriver à plus, globalement, mais pas tant que ça, parce que c’est sûr qu’il y a moins d’échecs. Mais ça revient quand même au fait que l’étudiant doit recommencer son cours », note Bernard Tremblay.

Cet assouplissement sera reconduit à la session d’automne selon de nouvelles modalités, précise M. Tremblay, « parce qu’il y avait eu certaines critiques ».

« Ce n’est pas la panacée, mais ça reste quand même une solution intéressante compte tenu du contexte, dans le sens où, plutôt que d’avoir un échec, tu as un “incomplet”, donc tu dois reprendre ton cours, analyse Lucie Piché, présidente de la Fédération des enseignantes et enseignants de cégep. L’étudiant est plus susceptible de revenir, mais on le verra à l’automne lorsqu’il va revenir, s’il revient. »

La présidente de la Fédération étudiante collégiale du Québec, Noémie Veilleux, voit aussi cette mesure d’un bon œil.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Noémie Veilleux, présidente de la Fédération étudiante collégiale du Québec

Cela a pu prévenir des abandons. Il n’y a pas eu de grosse vague de décrochages en date d’aujourd’hui. À notre sens, c’est important de reconduire tels quels les assouplissements aux règles.

Noémie Veilleux, présidente de la Fédération étudiante collégiale du Québec

Dans les faits, l’année noire du décrochage n’a pas eu lieu. Les inscriptions, dans plusieurs cégeps, ont même bondi.

« C’est probablement parce qu’il n’y avait pas tant de choix que ça, avance Bernard Tremblay. Quand tu ne peux pas travailler, que tu ne peux pas voyager, tu restes aux études. Mais est-ce que c’était une période motivante pour les étudiants ? La réponse, c’est non. Est-ce que c’était une période motivante pour les enseignants ? Visiblement, non plus. »

À la question « les cégeps auraient-ils pu en faire plus ? », M. Tremblay répond : « J’ose dire que non. »