La pandémie a malmené les ministres de l’Éducation de tous les pays, et Jean-François Roberge ne fait pas exception.

Le gouvernement Legault le reconnaît, un de ses joueurs étoiles est en difficulté. Le message à l’interne : il faut sauver le soldat Roberge.

Cette semaine, j’ai parlé à divers intervenants du milieu pour faire le bilan de la première moitié de son mandat. Certains n’ont pas voulu être cités.

Dans les médias, une critique revient parfois : le ministre serait déconnecté. Pourtant, de l’aveu de tous ceux à qui j’ai parlé, il est très accessible. « Il consulte toujours, reconnaît Josée Scalabrini, présidente de la Fédération des syndicats de l’enseignement. Le problème, c’est ce qu’il fait ensuite. »

Mais il est difficile de plaire à tous quand les avis divergent…

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-François Roberge, ministre de l’Éducation

Depuis le début de la COVID-19, M. Roberge a souffert des nombreux changements de décision qui ne venaient pas vraiment de lui. Par exemple, en avril, François Legault avait affolé les profs en leur apprenant en direct à la télé qu’il songeait à ouvrir les écoles. Puis, à l’été, il y a eu les volte-face sur les camps pédagogiques. Une pétition circulait même pour réclamer la démission de M. Roberge. « Je n’ai jamais vu autant de gens insatisfaits », avouait alors au Devoir la présidente de l’Association montréalaise des directions d’établissement scolaire.

À la rentrée, des profs s’inquiétaient de la bulle-classe et du port du masque qui n’était pas encore obligatoire au primaire. M. Roberge est devenu un paratonnerre de leurs frustrations légitimes.

Pour les décisions sanitaires, le ministre est à la remorque de la Santé publique – le DRichard Massé est responsable du dossier. Mais il a pris un risque en défendant personnellement chacune de leurs décisions, y compris celles très techniques sur les purificateurs d’air ainsi que le rapport sur la qualité de l’air, dont la méthodologie était douteuse.

La pression a diminué il y a deux semaines, lors de la conférence de presse sur le retour en classe. Elle a été bien reçue. « Comme plusieurs autres, j’étais heureux de voir le ministre parler de réussite scolaire », raconte Égide Royer, professeur à l’Université Laval.

M. Roberge a annoncé un programme de tutorat pour les élèves en difficulté, le report du bulletin et l’annulation des épreuves ministérielles. Il a aussi permis aux profs de mettre de côté certaines matières moins essentielles pour les élèves ayant besoin de rattrapage en français ou en maths.

Excellentes nouvelles, m’ont dit des profs. Mais pourquoi ne pas l’avoir fait dès l’automne dernier ?

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Pour comprendre la gestion de la COVID-19, il faut revenir en arrière pour parler des attentes que M. Roberge a créées, et des problèmes qu’il a récoltés en arrivant en poste.

Peu de ministres de l’Éducation étaient aussi bien préparés à la tâche. Ex-enseignant au primaire, M. Roberge avait siégé à une commission du Conseil supérieur de l’éducation, en plus de présider l’Association de défense des jeunes enseignants du Québec. Il a également publié deux romans jeunesse et un essai sur l’éducation.

Caquiste de la première heure, il s’était présenté aux élections de 2012, avant d’être élu en 2014. Face au gouvernement Couillard, il était critique en éducation.

Après la victoire de 2018, François Legault a contrevenu à un vieux principe en le nommant à ce ministère, et donc en le forçant à être à la hauteur des attentes qu’il avait créées dans l’opposition.

M. Roberge ne s’en plaignait pas, et le premier ministre n’avait pas le choix. Il fallait une personne prête à piloter deux grosses réformes, l’implantation des maternelles 4 ans et l’abolition des commissions scolaires.

Le député de Chambly ne fait pas partie de la clique de vieux amis de M. Legault de Québec inc., mais il est un de ses ministres les plus protégés. L’aide aux élèves en difficulté est un combat très personnel pour le premier ministre.

Aux yeux de Sylvain Mallette, président de la Fédération autonome de l’enseignement, cette proximité a aussi des inconvénients. « C’est un ministre, mais c’est aussi un caquiste. On sent que sa priorité est de cocher les cases des promesses du parti », dit-il.

N’empêche qu’il apporte une stabilité bienvenue à ce ministère. Dans la dernière décennie, le Québec a souffert des fréquents changements de ministre. Cela ne faisait que renforcer le pouvoir des hauts fonctionnaires, qui connaissaient mieux les dossiers que leur patron.

Est-ce que la fonction publique peut prendre le contrôle d’un ministère ? Jean-François Roberge me raconte à ce sujet une anecdote. En 2019, son ministère le breffe sur le gonflage de notes. On commence à lui faire un long exposé. « Je leur ai dit : “J’ai déjà lu en détail votre document, vous n’avez pas besoin de me le répéter. Maintenant, c’est à moi de vous dire ce que j’aimerais qu’on fasse.” »

En fait, le roulement de têtes s’est fait dans la fonction publique. Il en est déjà à son troisième sous-ministre, une décision qui relève de M. Legault.

M. Roberge a-t-il trop perdu de temps en début de mandat avec le brassage de structures ? Il me répond qu’il a aussi resserré les normes pour l’école à la maison, bonifié la formation, encadré le gonflage de notes et allégé les tâches administratives des orthopédagogues et autres professionnels – quoique la paperasse n’a pas disparu, me confient des gens sur le terrain.

Il a aussi embauché plus de personnel spécialisé.

Cet ajout (de 300 millions de dollars) est bienvenu, surtout après les compressions de ses prédécesseurs. « Mais il y a près de 3000 écoles au Québec, alors l’impact par école ne sera pas immense », nuance Stéphane Allaire, professeur à l’UQAC et responsable de l’équipe Partenariat recherche-pratique en éducation. « Quand on investit quelques millions en éducation, on en parle comme si c’était un exploit. Alors qu’en santé, on peut en injecter dix fois plus et il n’y a rien là… », déplore-t-il.

Le nombre des élèves avec des troubles d’apprentissage augmente et ils se retrouvent davantage dans les classes dites « ordinaires ». Un réseau inégalitaire à trois vitesses s’est instauré. La tâche de nombreux enseignants s’est complexifiée et alourdie. « Il y en a qui doivent travailler le soir ou la fin de semaine… Il me semble que le ministre pourrait être plus proactif pour leur donner de l’oxygène », juge M. Allaire.

À sa décharge, M. Roberge est pris avec un cercle vicieux : le travail des profs est plus difficile, alors certains abandonnent le métier. Ce qui aggrave la pénurie et alourdit la tâche des autres, et ainsi de suite.

Il ne peut pas faire de miracles, reconnaît Josée Scalabrini.

Le problème provient de décennies de négligence. Il va falloir plus que six mois pour le régler.

Josée Scalabrini, présidente de la Fédération des syndicats de l’enseignement

Pour recruter plus de profs, M. Roberge promettait d’augmenter le salaire de départ. Mais cette mesure attend encore – elle fait partie de la négociation de convention collective, qui est en panne à cause de la pandémie.

Les inscriptions à l’université en éducation ont connu une hausse de 13 % depuis 2018, fait valoir le ministre. Ces renforts mettront toutefois du temps à arriver. Et en attendant, des profs sont à bout de nerfs.

Voilà donc les problèmes qui ont fragilisé le réseau de l’éducation et qui rendent les impacts de la COVID-19 encore plus dommageables.

Aux yeux d’Égide Royer, cela ne doit pas faire oublier une grande réussite de Québec : avoir rouvert les écoles au printemps, puis à nouveau en janvier, encore plus vite que prévu. En Ontario, l’enseignement s’est fait plus longtemps à distance, et même quand les classes étaient ouvertes, la présence restait optionnelle. Un avantage pour combattre l’épidémie, mais un sérieux risque pour la réussite scolaire.

Reste que les échecs scolaires seront malgré tout en hausse, ici comme ailleurs. Les élèves ne s’en sortiront pas tout à fait indemnes. Ni le ministre Roberge.

Alors que les élèves du secondaire retournent en classe lundi pendant que la deuxième vague fait rage, le gouvernement retient son souffle. Le ministre n’a plus de marge d’erreur. Et quand cet acteur clé est en difficulté, c’est tout le gouvernement qui souffre.