Alors que les populations de beaucoup de pays riches se réjouissent à l’idée de pouvoir enfin renouer avec les terrasses, les salles de spectacle et les soirées entre amis, nombre de pays pauvres sont frappés plus durement que jamais par la pandémie de COVID-19. Cette dichotomie, reflet du « nationalisme vaccinal » qui a primé jusqu’à maintenant, va-t-elle s’accentuer dans l’indifférence des nantis ou mener à un soubresaut de solidarité planétaire susceptible de freiner durablement la propagation du virus et de variants potentiellement catastrophiques ? Un dossier de Marc Thibodeau

L'abondance des riches, la carence des pauvres

Comme la plupart de ses compatriotes, Denise Byrnes a accueilli avec enthousiasme le fait de pouvoir enfin se faire vacciner contre la COVID-19.

La joie de la directrice d’Oxfam-Québec a cependant été rapidement tempérée par le fait que nombre de ses collègues répartis sur la planète n’ont pas cette chance et doivent vivre dans l’angoisse de tomber malades ou de voir leurs proches infectés.

« Ça génère un sentiment énorme de frustration et d’injustice. Pourquoi est-ce que j’ai droit au vaccin mais pas eux ? », relève l’administratrice.

Mme Byrnes a récemment été informée par un dirigeant de l’organisation en Inde que l’un des employés était mort après avoir contracté le SARS-Cov-2.

PHOTO FOURNIE PAR OXFAM-QUÉBEC

Denise Byrnes, directrice d’Oxfam-Québec

« Il m’a dit que tous les membres du personnel d’Oxfam sur place ont des proches qui sont affectés. Absolument personne n’est épargné », relève la Québécoise, qui s’attriste aussi du fait qu’un employé au Mexique a péri de la maladie.

Par sa préoccupation de longue date pour les inégalités planétaires, la représentante d’Oxfam-Québec risque peu d’oublier que la pandémie continue de faire des ravages hors de nos frontières et va continuer encore longtemps si des changements radicaux ne sont pas apportés à la manière dont les vaccins sont distribués.

Il est loin d’être clair, cependant, que cette réflexion va demeurer au premier plan dans les pays riches. « La place de la pandémie dans l’imaginaire populaire risque de s’estomper à mesure que ses effets se font moins pressants. Et son importance dans le programme politique risque de suivre la même trajectoire », relève Rachel Cohen, qui dirige la section nord-américaine de la Drugs and Neglected Diseases Initiative (DNDi), une organisation vouée au développement de traitements pour des maladies négligées.

Depuis l’approbation des premiers vaccins contre la COVID-19, la majorité des doses produites commercialement ont été réservées par un nombre restreint de pays qui se sont parfois assurés, à l’instar du Canada, d’avoir plusieurs fois le volume nécessaire pour protéger leur population.

Iniquité vaccinale

Une récente compilation du site Our World in Data indique que moins de 2 % des 1,5 milliard de doses administrées à ce jour l’ont été en Afrique, alors que le continent représente 20 % de la population mondiale. Moins de 7 % l’ont été en Amérique du Sud, où des pays comme l’Argentine, le Brésil et le Pérou sont en pleine crise.

PHOTO ANDRE PENNER, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Personnes faisant la queue avant de recevoir une dose de vaccin contre la COVID-19 près d'un centre médical communautaire de São Paulo, au Brésil, le 6 mai dernier.

L’Asie en a utilisé 54 %, un total largement imputable au fait que la Chine, point de départ de la pandémie, a administré à elle seule 450 millions de doses, soit près du tiers du total planétaire, et l’Inde, 185 millions. L’Amérique du Nord et l’Europe ont utilisé environ 37 % du total, les États-Unis menant la charge avec près de 278 millions de doses utilisées.

François Audet, qui dirige l’Institut d’études internationales de Montréal, note que les préoccupations en matière d’équité vaccinale se sont surtout exprimées jusqu’à maintenant « à l’intérieur des frontières » nationales.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

François Audet, directeur de l’Institut d’études
internationales de Montréal

Au Québec, dit-il, l’approche choisie a été de donner la priorité aux personnes les plus vulnérables, les travailleurs de la santé et les autres travailleurs à risque avant d’élargir progressivement la vaccination à l’ensemble de la population, en incluant maintenant les plus jeunes.

Ici comme ailleurs, les appels émanant de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en vue de vacciner les travailleurs de la santé ou les personnes à risque élevé de tous les pays avant d’élargir aux populations plus jeunes des pays riches n’ont guère trouvé d’écho.

Maintenant qu’ils s’approchent du seuil d’immunité collective, ces mêmes pays seraient très mal avisés de détourner le regard de ce qui se passe dans les pays pauvres où la pandémie perdure ou s’emballe, prévient M. Audet.

Même en écartant l’aspect moral de la question, ils ont tout intérêt à agir pour aider puisque la prolifération incontrôlée du virus risque fort de mener à l’apparition de nouveaux variants qui sont susceptibles de venir les hanter, prévient l’analyste.

Les craintes exprimées récemment par le gouvernement anglais face à la croissance du variant B.1.617 sur son territoire montrent bien que la question n’a rien de théorique et pourrait rapidement donner un coup de frein aux plans de déconfinement annoncés dans de nombreux pays, même les plus avancés en matière de vaccination.

PHOTO ADNAN ABIDI, REUTERS

Un travailleur médical est au chevet de patients atteints de la COVID-19 à l’hôpital de l’Institut gouvernemental des sciences médicales, à Greater Noida, près de New Delhi.

Ce variant apparu en Inde est beaucoup plus contagieux que la souche originelle. Il a contribué à la détérioration catastrophique de la situation dans le pays, qui enregistre quotidiennement des centaines de milliers de cas d’infection et plus de 4000 morts, un chiffre largement sous-évalué, de l’avis de nombreux experts.

La crise là-bas a un impact sur la vaccination planétaire puisqu’elle vient d’entraîner l’interruption de l’approvisionnement du programme Covax, qui a été mis sur pied l’année dernière sous l’égide de l’OMS pour assurer une distribution équitable des doses.

Le Serum Institute of India, l’un des plus importants producteurs privés de vaccins de la planète, a annoncé cette semaine qu’il devait reporter de plusieurs mois l’envoi prévu de centaines de millions de doses à Covax pour se concentrer sur les besoins de l’Inde.

Les responsables du programme espéraient assurer la vaccination de 20 % de la population des pays pauvres d’ici la fin de 2021, mais cet objectif paraît largement inatteignable. Jusqu’à maintenant, 65 millions de doses ont pu être distribuées par cette entremise à 124 pays, une moyenne de 500 000 doses qui apparaît presque dérisoire face à l’importance des besoins.

Tenir compte des priorités sanitaires

François Audet note que l’efficacité de Covax a été minée d’emblée par la décision de nombreux pays riches qui ont préféré négocier directement leur approvisionnement en vaccins auprès des grandes firmes pharmaceutiques plutôt que de faire cause commune.

Le programme n’en demeure pas moins pertinent pour assurer une distribution équitable de vaccins à l’avenir, relève l’analyste.

Il faut notamment éviter, dit-il, que les États disposant de doses excédentaires se contentent de venir en aide à des pays avec lesquels ils ont des liens historiques ou cherchent à les utiliser pour élargir leur sphère d’influence sans tenir compte d’abord des priorités sanitaires.

La Chine et la Russie, qui ont développé leurs propres vaccins, les ont proposés à de nombreux pays. Les États-Unis, qui ont d’abord interdit l’exportation de doses produites sur le territoire national pour garantir le traitement prioritaire des Américains, ont annoncé récemment qu’ils fourniraient sous peu 20 millions de doses de plus à Covax en puisant dans leurs réserves, portant le total promis à 80 millions.

PHOTO MICHELE SPATARI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Vaccination dans un hôpital de Germiston, en Afrique du Sud, le 17 mai dernier. Une récente compilation du site Our World in Data indique que moins de 2 % des 1,5 milliard de doses administrées à ce jour l’ont été en Afrique, alors que le continent représente 20 % de la population mondiale.

L’administration du président Joe Biden a parallèlement annoncé son intention de soutenir une demande de levée des brevets sur les vaccins contre la COVID-19, une avenue prometteuse selon Mme Byrnes pour corriger la dichotomie planétaire (voir onglet suivant).

Une initiative similaire avait donné des résultats probants dans les années 1990 pour rendre accessibles des médicaments cruciaux dans la lutte contre le sida, relève l’administratrice d’Oxfam-Québec.

« La morale avait fini par triompher », souligne Mme Byrnes, qui garde bon espoir de voir le scénario se répéter pour la lutte contre la COVID-19.

La levée des brevets comme solution à la crise ?

Plus d’une centaine de pays plaident, de concert avec une kyrielle d’organisations humanitaires, pour la suspension temporaire des brevets des vaccins contre la COVID-19 de manière à favoriser une augmentation rapide de la production planétaire de doses et généraliser leur utilisation.

L’idée, avancée d’abord par l’Inde et l’Afrique du Sud, a reçu un appui important il y a quelques semaines lorsque l’administration du président américain Joe Biden, rompant avec la position traditionnelle des États-Unis, lui a donné son aval.

PHOTO JONATHAN ERNST, ARCHIVES REUTERS

Joe Biden, président des États-Unis

« Les circonstances extraordinaires liées à la pandémie de COVID-19 justifient le recours à des mesures extraordinaires », a plaidé la représentante au Commerce du pays, Katherine Tai, en relevant que la priorité devait être de fournir le plus rapidement possible « des vaccins efficaces et sûrs au plus grand nombre ».

La directrice d’Oxfam-Québec, Denise Byrnes, qui milite en faveur de la levée des brevets, note que l’intervention américaine a fait bouger les choses et amené plusieurs pays à leur emboîter le pas, dont la France, les Pays-Bas et la Belgique, alors que le Canada tergiverse.

La partie est loin d’être gagnée puisqu’il faut un consensus dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour que l’idée se concrétise, relève Mme Byrnes, qui ne s’étonne pas du fait que les compagnies pharmaceutiques concernées ont mal accueilli l’intervention américaine.

La Pharmaceutical Research and Manufacturers of America, qui représente les principaux acteurs du secteur du pays, a dénoncé l’annonce « sans précédent » du président en relevant qu’elle « minerait la réponse globale à la pandémie et compromettrait la sécurité » de la population en favorisant notamment la production de vaccins contrefaits.

Ses dirigeants font valoir que les firmes pharmaceutiques sont sensibles à la nécessité de répondre à la demande mondiale et ont conclu des dizaines de partenariats inusités, parfois avec des rivaux, pour maximiser la production.

L’argument sécuritaire « pour faire peur »

Rachel Cohen, qui dirige la section nord-américaine de la Drugs and Neglected Diseases Initiative (DNDi), une organisation vouée au développement de traitements pour des maladies négligées, note que l’argument sécuritaire a souvent été évoqué « pour faire peur » et amener les législateurs à protéger les « monopoles temporaires » assurés par le système de recherche et développement en place.

PHOTO STEPHANE DE SAKUTIN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Plus d’une centaine de pays plaident, de concert avec une kyrielle d’organisations humanitaires, pour la suspension temporaire des brevets des vaccins contre la COVID-19.

La levée des brevets sur les vaccins de COVID-19 par l’OMC constitue, dit-elle, un impératif puisqu’il est impossible de négocier à la pièce avec chaque firme, pays par pays, pour obtenir le droit de produire et utiliser les vaccins. Le fait que des dizaines de compagnies peuvent détenir des droits de propriété sur un composant ou un autre des vaccins en question rend toute solution négociée encore plus kafkaïenne.

Les firmes pharmaceutiques concernées doivent accepter de transférer les technologies, en particulier pour la nouvelle génération de vaccins à base d’ARN messager, et être « contraintes de le faire » si elles refusent de collaborer, dans le cas où les États parviennent à un consensus à ce sujet, dit-elle.

Denise Byrnes note que les compagnies ayant produit les premiers vaccins contre la COVID-19 ont déjà engrangé des profits faramineux qui ont permis à beaucoup de gestionnaires de devenir littéralement milliardaires après avoir bénéficié d’importantes subventions publiques pour assurer la recherche et le développement.

« C’est le temps de partager. Ces vaccins appartiennent en quelque sorte à tout le monde », conclut-elle.

Les producteurs de vaccins promettent des doses

Les producteurs de vaccins contre la COVID-19 Pfizer/BioNTech, Moderna et Johnson & Johnson, qui se voient pressés de partager leur technologie et leur savoir-faire pour corriger les inégalités existantes, se sont engagés vendredi au cours d’un sommet du G20 à fournir à prix coûtant ou réduit 3,5 milliards de doses aux pays les plus pauvres en 2021 et 2022. Les responsables des laboratoires ont fait cette promesse à l’occasion d’un sommet virtuel sur la santé organisé par la présidence italienne du G20 et la Commission européenne. « Tout le monde, partout » doit avoir accès aux vaccins, a déclaré la présidente de la commission, Ursula von der Leyen.

Agence-France Presse et La Presse