Ils ont bâti en catastrophe leur Covidtown au printemps. Puis, ils ont traversé des mois frénétiques. Cet automne, ils ont fait fonctionner leur hôpital à la vitesse normale, en plus de gérer de plus en plus de patients infectés. Tout le personnel de l’hôpital Charles-Lemoyne est épuisé par cette bataille de neuf mois. Mais tous se demandent avec angoisse si le pire n’est pas à venir. Nous avons passé deux jours avec eux.

Une bataille qui n’en finit plus

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Un patient atteint de la COVID-19 aux soins intensifs de l’hôpital Charles-Lemoyne

« Chaque pas que je faisais, c’était comme grimper l’Himalaya. »

Daniel Matteau, 47 ans, raconte la consultation médicale qui a précédé son admission à l’hôpital Charles-Lemoyne, il y a trois jours. L’homme est actuellement dans un lit aux soins intensifs. Il est branché sur de l’oxygène à haut débit.

Et pourtant, toutes les trois phrases, il manque de souffle.

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Daniel Matteau, 47 ans, hospitalisé aux soins intensifs de l’hôpital Charles-Lemoyne après avoir contracté la COVID-19

La COVID-19 a fauché cet homme encore jeune, et en pleine santé. Il n’a aucun facteur de risque. Le technicien en robotique a été infecté par sa femme, qui travaille comme éducatrice spécialisée dans une école.

Si vous pensiez transgresser les consignes en douce à Noël, la vue de Daniel Matteau, complètement épuisé après une entrevue de 10 minutes, rend tout à coup cette perspective nettement moins attirante.

Et les gestes qu’il faut faire au sortir de sa chambre pour se dévêtir – actionner la pédale de la poubelle avec un pied, enlever les gants, les jeter, laver ses mains, actionner la poubelle, retirer la jaquette, laver ses mains, enlever la visière, laver ses mains, enlever le masque N-95, élastique du bas d’abord, élastique du haut ensuite, laver ses mains, remettre un masque chirurgical et des lunettes de protection – montrent à quel point le travail du personnel de la santé s’est alourdi depuis le mois de mars.

Les infirmières, les médecins, les préposés qui soignent les patients comme Daniel Matteau répètent ces gestes des dizaines de fois par jour. Depuis neuf mois.

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Le Dr Germain Poirier, intensiviste

Les gens qui travaillent ici sont amers de voir que parce que certains se foutent du système, eux, ils en paient le prix. Quand les gens se foutent des consignes, ils se foutent de nous.

Le Dr Germain Poirier, intensiviste

« Ça déborde de partout »

En ce mardi 8 décembre, à l’hôpital Charles-Lemoyne, il y a six patients infectés aux soins intensifs. Et 20 au 1er F, l’étage qui abrite l’unité COVID-19 de l’hôpital, surnommée Covidtown à son ouverture en mars dernier.

Signe que tout le réseau de santé de la grande région de Montréal est sous haute tension, on vient de recevoir deux transferts. Un du nord de Montréal, l’autre d’un établissement aux limites de l’Estrie.

« Ça déborde de partout », résume l’intensiviste Louise Passerini, l’une des cinq médecins qui œuvrent aux soins intensifs de Charles-Lemoyne. « Et si on est déjà obligés de se répartir la clientèle comme ça, qu’est-ce qui va arriver si ça déborde plus ? »

En théorie, le personnel qui roule à fond de train depuis neuf mois aurait dû avoir des vacances aux Fêtes. « Mais on est en train de refaire les horaires, parce qu’on sait que ça ne marchera pas, dit la médecin. Les gens sont fatigués, ils sont inquiets. La tâche leur pèse beaucoup. De les voir en souffrance, c’est dur. On a le goût de les soutenir, mais la perspective n’est pas évidente ».

Mais comment font-ils ? « On prend des vitamines ! », lance Mélissa Joseph, infirmière, qui, comme tous ses collègues, s’est portée volontaire pour travailler ici.

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Une équipe désinfecte une chambre aux soins intensifs.

À cause de la longueur du séjour de certains patients – l’un d’eux a été hospitalisé 40 jours –, des impératifs de désinfection – il faut 45 minutes pour nettoyer complètement une chambre au départ d’un patient – et aussi de la crainte constante d’attraper la maladie, le défi relevé quotidiennement par Mme Joseph et ses collègues est extrêmement exigeant.

Et, bien sûr, il y a ce damné habillage/déshabillage. De longues minutes qui peuvent, aux soins intensifs, faire la différence entre la vie et la mort.

Je ne suis pas Superman dans une cabine téléphonique. Ces cinq minutes que je prends pour me changer, elles peuvent être critiques pour la vie d’un patient.

Le Dr Germain Poirier, intensiviste

Autre défi : le matériel. Prenez les respirateurs : il y en avait 15 à l’hôpital avant la pandémie, on en a maintenant 35. « Mais on n’a pas le personnel pour les opérer ! », dit Mathieu Champagne, coordonnateur technique en inhalothérapie.

« La détresse psychologique est importante. C’est bien pire que durant la première vague », dit Jacques Mercier, président du Syndicat des travailleurs du CISSS de la Montérégie-Centre. Le syndicat reçoit régulièrement des appels d’employés à bout, épuisés, en larmes.

La COVID-19 qui fauche des lits

Mais le défi de la deuxième vague est d’accueillir les patients COVID-19 tout en faisant fonctionner un hôpital en mode normal. Jusqu’à lundi dernier, moment où le gouvernement a annoncé un délestage, Charles-Lemoyne avançait comme un paquebot en vitesse de croisière. Avec des urgences achalandées, des interventions chirurgicales, des consultations dans plusieurs spécialités. Et, en plus, la COVID-19 à gérer.

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Des ambulanciers aux urgences de l’hôpital Charles-Lemoyne

La COVID-19, qui fauche en partant près de 10 % des 533 lits de cet hôpital. Parce que les patients atteints, ou simplement soupçonnés d’être atteints, doivent être placés en isolement. La chambre à deux ou trois lits devient donc une chambre simple. En plus, des cas détectés sur certains étages – deux, lors de notre passage – rendent les transferts impossibles. Même si un lit se libère dans ces unités, il ne peut être occupé par un nouveau patient. Pendant 14 jours.

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La gestion des lits est d’autant plus complexe 
en temps de COVID-19.

« Il faut à tout prix éviter de mettre le mauvais patient au mauvais endroit », dit Véronique Guimond, directrice adjointe à la Direction des services professionnels du CISSS de la Montérégie-Centre. « On ne peut pas se permettre d’éclosions, résume la PDG adjointe du CISSS, Lise Pouliot. Parce qu’on pourrait être totalement paralysés. »

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L’infirmière Jenny Chouinard est l’une des personnes qui coordonnent la gestion des lits.

Caser le flot de patients qui entrent à Charles-Lemoyne devient donc un immense jeu de Tetris quotidien. L’infirmière Jenny Chouinard est l’une des personnes aux commandes de cette partie de Tetris, où les lits « bloqués » sont représentés par des cases grises.

En ce lundi matin, Mme Chouinard a un problème. Et il est aux urgences. Plus de 140 % d’occupation. Dont une quinzaine de patients affligés de problèmes de santé mentale. Or, l’unité de psychiatrie est pleine. Où va-t-on pouvoir caser ces patients ? « Ça va être serré ce matin. »

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Un patient sur une civière à l’urgence

Évidemment, on ne peut ouvrir des lits sans le personnel qui va avec. Or, il manque actuellement près de 200 infirmières, une vingtaine d’infirmières auxiliaires et une cinquantaine de préposés à Charles-Lemoyne. « Sur les quarts de nuit et de soir, on est particulièrement vulnérables », souligne Lise Pouliot.

Au printemps, la tâche de Jenny Chouinard était plus aisée. L’hôpital était centré sur la COVID-19. Les urgences étaient désertes. Les opérations et autres consultations non urgentes avaient été remises. La seconde vague est beaucoup plus complexe. « Ça nous demande une gymnastique incroyable. »

« Ma section santé mentale est pleine ce matin », convient la chef du département des urgences, l’urgentologue Sophie Gosselin. « On a des graphiques quotidiens pour les cas de COVID, mais il n’y a aucun graphique qui recense les autres urgences : chirurgies reportées, tests de cancer du sein qui ne se font pas, et les patients en santé mentale qui décompensent… » Il y a 43 places aux urgences, 51 patients couchés. Quelque 85 patients ont été vus depuis 12 heures.

La Dre Gosselin, une petite femme à l’ossature délicate, déambule à travers le labyrinthe des urgences à un rythme d’enfer. Elle répond à 200 courriels par jour, assure la gestion des 30 médecins qui oeuvrent aux urgences, voit des patients et règle les problèmes à la chaîne.

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L’urgentologue Sophie Gosselin, chef du département des urgences

Je n’ai jamais autant travaillé, de façon aussi soutenue, pendant autant de semaines.

L’urgentologue Sophie Gosselin, chef du département des urgences

Au printemps, c’est elle qui a bâti ces premières « trajectoires » pour les patients à risque ou atteints. Car dans des urgences où le flot de patients est constant, diriger tous ces patients sans en contaminer d’autres, ou des membres du personnel, est un ballet complexe et délicat.

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Le préposé Dominick Maurice

Récemment, on a monté à l’extérieur une grande tente chauffée, qui servira au prétriage en cas de débordement en janvier. Le prétriage, c’est l’étape où, après un long questionnaire, on détermine votre « couleur », du vert au rouge. Vous héritez d’un bracelet coloré. C’est Dominick Maurice, préposé et « homme à tout faire » des urgences, qui coordonne l’installation à l’intérieur de cette tente de tout le matériel dont le personnel aura besoin.

À l’heure où le Québec frôle la barre des 2000 cas par jour, « c’est sûr que ça va servir », soupire la Dre Gosselin. Appréhende-t-elle le pire pour janvier ? « Ça me servirait à quoi d’avoir peur ? Sinon, on s’effondre, et on se sert un double whisky ! », dit-elle avec un petit rire.

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Les urgentologues Sophie Gosselin et Frédéric Lemaire

Après neuf mois de chaos ininterrompu, cette femme a encore le courage de rire. Et d’acheter des petits présents de Noël pour son équipe. Comme ce bonnet aux couleurs des Fêtes, qu’elle tend à son collègue, l’urgentologue Frédéric Lemaire.

Le médecin, qui en est à revêtir l’imposante visière obligatoire pour les visites dans les chambres des patients infectés, nous montre l’attirail qu’il porte désormais à sa ceinture. « Ça, c’est un stéthoscope WiFi. » Un stéthoscope branché directement sur son téléphone cellulaire : nul besoin d’insérer les fourches de l’appareil dans ses oreilles, donc sous la visière, donc dangereux pour la contamination. Il porte aussi sur lui son appareil d’échographie portatif, dont il voit les images sur son cellulaire.

En mars, tout juste après que le Québec est entré de plain-pied dans la pandémie, le Dr Lemaire avait écrit une lettre à ses collègues des urgences. « On part à la guerre », leur disait-il en substance. La guerre ne s’est pas déroulée totalement comme prévu, convient-il neuf mois plus tard. Le champ de bataille s’est bien davantage déployé dans les CHSLD.

Mais alors que le Québec frôle les 2000 cas par jour, que la population semble en avoir ras le bol des consignes, que la période des Fêtes arrive, on sent l’inquiétude planer, comme si l’hôpital Charles-Lemoyne retenait son souffle.

Et si le pire était à venir ?

« Une catastrophe de santé publique »

Le premier jour de notre visite à Charles-Lemoyne, le ministère de la Santé venait de décréter un délestage dans les zones touchées par la COVID-19. À Charles-Lemoyne, on devait réduire les opérations non urgentes de 50 %, les activités de cliniques externes de 30 % et les endoscopies de 30 %. « C’est le signe que le réseau a dépassé la ligne de flottaison », résume le gastro-entérologue Michael Bensoussan, également vice-président du Comité des médecins, dentistes et pharmaciens du CISSS de la Montérégie-Centre. Concrètement, à Charles-Lemoyne, on devra réserver 50 lits supplémentaires pour les patients infectés, et 14 lits supplémentaires pour les patients COVID-19 aux soins intensifs. « Qu’est-ce que cela veut dire ? Des patients qui attendront plus longtemps, résume le Dr Bensoussan. Un exemple : en une année, au Québec, on réalise normalement 90 000 coloscopies. En 2020, on en aura réalisé 30 000 de moins. « Forcément, on va rater des cancers, dit-il. Et on va avoir une surmortalité de cancer due à l’épidémie de COVID-19. C’est une catastrophe de santé publique. »

L’Hôpital Charles-Lemoyne

• 533 lits

• 3500 employés, dont 500 médecins

• 43 civières aux urgences

L’inévitable « révolution »

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Une infirmière aux soins intensifs de l’hôpital Charles-Lemoyne

Le moment le plus difficile de ces neuf mois de pandémie ? « C’est maintenant », dit spontanément l’interniste Chantal Vallée, qui, disant cela, n’a pas tout à fait l’œil sec. « Il y a un tel décalage entre ce que je voudrais faire et ce que je suis physiquement capable de faire. »

Et pourtant, on peut certainement dire que la docteure Vallée a vécu plus souvent qu’à son tour des montagnes russes depuis neuf mois. Aux côtés de l’intensiviste Germain Poirier, elle a été aux premières loges de la « révolution COVID » à Charles-Lemoyne. Avec le virus, il a fallu repenser complètement le fonctionnement de l’hôpital.

Ma vie a complètement changé le 13 mars. Ce jour-là, ça nous a tous frappés : si on ne se retrousse pas les manches, on ne sera pas prêts. Il fallait qu’on agisse.

La Dre Chantal Vallée, interniste

Premier défi : créer de toutes pièces l’unité COVID où devaient être hospitalisés les patients. Dans un hôpital formé d’un bloc central, organiser une unité pourvue d’une ventilation autonome – impérative –, c’était loin d’être évident. On a donc réquisitionné une unité au premier étage, où les chambres étaient grandes et bien ventilées. « C’est devenu notre unité COVID. » Au fil du temps et des cas qui entraient, une seconde unité, au 5e, a été réservée aux patients COVID.

Puis une unité de court séjour, à l’extérieur de l’hôpital, a été complètement transformée : en moins de 72 heures, les chambres qui accueillaient des patients en convalescence ont muté en chambres de soins intensifs. Tout équipées.

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Le Dr Germain Poirier, intensiviste, en compagnie de résidents

« C’est très bien organisé, mais c’est fait maison, en quelque sorte », résume le Dr Poirier. Les médecins sont allés dans des entreprises de location d’équipement pour louer des ventilateurs de chantier. On a percé des fenêtres dans les portes pleines, puisqu’aux soins intensifs, on doit toujours avoir vue sur le patient. On est allés dans de grandes surfaces pour acheter des moniteurs de bébé avec caméras, afin de pouvoir garder les patients à l’œil sans constamment entrer dans les chambres.

L’une des chambres est devenue une salle de réanimation, où les médecins communiquent avec le personnel à l’extérieur à l’aide de talkies-walkies. Un gros chronomètre est bien en vue. Objectif : ne jamais demeurer plus de 30 minutes dans cette pièce à haut risque où on réalise une intervention délicate, l’intubation.

Les laboratoires à toute vapeur

L’autre endroit qui fait sa révolution COVID à la vitesse grand V, ce sont les laboratoires. « Tout part du test. C’est la base de l’ensemble de l’œuvre », résume Geneviève Plante, directrice régionale de huit laboratoires en Montérégie, une région où on réalise maintenant 14 % des tests de l’ensemble du Québec.

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Technicienne de laboratoire en train de manipuler des tests de dépistage de la COVID-19

À Charles-Lemoyne, aucune analyse de biologie moléculaire n’était réalisée sur place avant la pandémie. On y effectue désormais 2600 tests de COVID au quotidien, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, à l’aide de sept ou huit types d’équipements différents. Une quarantaine de technologistes se consacrent à l’analyse des tests COVID-19 : des retraités ont même été appelés en renfort.

Résultat : si le cas est très urgent, le résultat peut sortir en 45 minutes, mais en moyenne, on met 24 heures pour analyser un échantillon. Le microbiologiste Hamed Al-Bachari défile ces chiffres avec fierté.

On n’a jamais fait autant d’analyses de toute notre histoire.

Hamed Al-Bachari, microbiologiste

L’équipe de prévention et contrôle des infections a également dû faire passer la machine en cinquième vitesse. En janvier quand le Dr Adam Mercier a commencé à s’inquiéter de la situation en Chine, jamais il n’aurait pensé devoir faire face à une pandémie d’une telle ampleur. « On a dû repenser tout l’hôpital, le bloc opératoire, les soins intensifs, la radiologie, partout, il fallait penser à assurer des trajectoires sécuritaires aux usagers. Et en plus, faire un gros travail de sensibilisation de masse sur les unités. » Le défi de la deuxième vague ? « Maintenir la vigilance face à un virus qui ne nous laisse aucun repos. »

Au plus fort de la pandémie au printemps, l’hôpital Charles-Lemoyne a hébergé 80 patients atteints de COVID. Mais le pire moment de la pandémie ne s’est pas déroulé dans les murs de l’hôpital, estime l’infirmière Natacha Desrosiers, qui assiste la PDG adjointe en matière de protection et contrôle des infections. « La crise dans les CHSLD, c’est ça qui a été le pire. On avait l’impression que nos mesures ne donnaient pas de résultats. »

Pour l’intensiviste Germain Poirier, son pire moment, ce sont ces patients, décédés dans la solitude la plus totale dans leurs chambres des soins intensifs. S’ils étaient chanceux, ils voyaient leurs proches une dernière fois sur une tablette.

« Comme être humain, ç’a été difficile à avaler. »