Chapitre 1 : Un « ange gardien » à bout de souffle
En route vers les urgences de la Cité-de-la-Santé, à Laval, Marina Thénor Louis ne parvient plus à respirer.
La préposée aux bénéficiaires au CHSLD Cartierville à Montréal est assise à côté de son copain, à qui elle a confié le volant, trop faible pour conduire elle-même.
Paniqué, l’homme immobilise le véhicule sur le boulevard Saint-Martin à Laval et compose le 911.
Quand les ambulanciers arrivent, il est déjà trop tard.
Nous sommes le 29 avril au petit matin. Un « ange gardien » de 45 ans vient de mourir dans les bras de son ami de cœur.
Depuis quelques jours, sa tante Nerlande Coriolan tentait sans succès de la joindre sur son cellulaire. « Nana – surnom de Marina – ne voulait pas nous inquiéter. C’était bien elle, ça, elle était si généreuse ; toujours préoccupée du bien-être des autres », se rappelle-t-elle.
« Nana » louait un petit appartement situé dans un quartier modeste de Laval, question de dépenser le moins possible et d’ainsi parvenir à envoyer une grande partie de son salaire à sa famille demeurée en Haïti.
Lorsque le téléphone de Mme Coriolan sonne peu avant 5 h, elle voit avec soulagement le nom de sa nièce s’afficher sur l’écran de son cellulaire. « Nana. Enfin ! », répond la tante, encore endormie.
« Ce n’est pas Nana, lâche le copain de la préposée, la voix éteinte. J’ai une mauvaise nouvelle. »
« Un mélange de médicaments, de produit désinfectant et de mort »
Le jour n’est pas encore levé quand Mélanye Sagala gare sa voiture dans le stationnement du CHSLD Villa Val des Arbres, boulevard Saint-Martin à Laval.
Il est environ 5 h 30.
Voilà à peine une demi-heure qu’elle s’est réveillée d’une trop courte nuit ; trois heures passées dans cette chambre d’hôtel impersonnelle où elle vit depuis des jours pour protéger sa famille de la COVID-19.
Hier soir, comme chaque soir, après 18 heures de travail, elle a couru sous la douche pour chasser le virus puis s’est jetée dans le lit. Elle a dormi d’un sommeil agité.
Mélanye traverse le stationnement baigné des premières lueurs du jour. L’odeur la prend à la gorge dès qu’elle franchit la porte principale du CHSLD. Une odeur qu’elle peine encore à décrire, mais qu’elle connaît désormais trop bien. « Un mélange de médicaments, de produit désinfectant et de mort », confie l’infirmière de formation, directrice générale de l’établissement.
Alors qu’elle entame sa tournée des chambres avec le médecin, elle reconnaît difficilement quelques employés masqués et couverts de la tête aux pieds. « Ils étaient à peine reconnaissables pour moi, imaginez pour nos aînés. »
Plus des deux tiers de ses employés manquent à l’appel et elle a commencé à recevoir des renforts d’ailleurs. Des soldats, ses « sauveurs », sont aussi sur place. Malgré cela, elle passera de longues minutes au téléphone pour trouver le personnel suffisant afin de passer à travers la journée.
Voilà des semaines qu’elle a l’impression de vivre dans la brume. Dans un cauchemar. À revivre en boucle la même journée. Le matin, la question n’est pas de savoir si des résidants sont morts durant la nuit, mais lesquels.
Aujourd’hui, 29 avril, 153 Québécois succomberont au coronavirus au Québec, dont 135 dans des établissements pour aînés. Les autorités ne le savent pas encore, mais cela en fera la journée la plus meurtrière de toute la crise.
Cela fait deux semaines que l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) voit arriver la vague. Il y a 14 jours très exactement, le 15 avril, le Québec a enregistré son plus grand nombre de cas rapportés, avec 1105 nouvelles infections. Les chercheurs savent ce que cela veut dire : une hausse inévitable des pertes de vie humaine.
« La journée du 15 avril nous avait grandement inquiétés. On savait que des décès surviendraient parce qu’il y avait beaucoup de cas. On était [en état] d’alerte », raconte le Dr Marc Dionne, expert en santé communautaire à l’INSPQ.
Chapitre 2 : L’impossible accompagnement
9 h. Johanne Joly Saulnier n’est pas surprise quand la sonnerie de son téléphone retentit.
Mais le dilemme de sa famille n’en est pas moins déchirant.
Depuis une semaine, l’état de son père – Jean-Louis Joly – se détériore. Placé au CHSLD Berthiaume-Du Tremblay à Montréal depuis l’automne précédent, l’homme de 88 ans souffre d’alzheimer et de démence.
Ses deux premiers tests de dépistage de la COVID se sont avérés négatifs. Mais le troisième – réalisé il y a deux jours – est positif.
Le virus s’est propagé aux étages comme une traînée de poudre. Aujourd’hui, 100 résidants sur 198 sont infectés. Et 60 employés sont absents ; contaminés eux aussi. Il manque la moitié du personnel.
Même si tout le monde est débordé, le CHSLD maintient des communications régulières avec les familles, inquiètes.
« M. Joly ne va vraiment pas bien. Il faudrait venir », dit l’infirmière au bout du fil. Le vieil homme ne mange plus. Il ne boit plus.
Mme Joly Saulnier – fille unique – voudrait plus que tout être au chevet de son père, mais c’est trop risqué. Son mari a un cancer de stade 4. Elle doit d’ailleurs se rendre à l’hôpital plus tard ce jour-là pour l’accompagner à sa chimiothérapie.
On ne pouvait pas risquer d’attraper la COVID-19 et de contaminer mon père qui était déjà en train de souffrir.
Mélissa Saulnier, petite-fille de Jean-Louis Joly
Cette dernière vit avec ses parents dans une maison bigénérationnelle, alors elle ne peut pas, elle non plus, accourir au chevet de son grand-père.
M. Joly s’est éteint à 12 h 20. Sans sa famille. « Ç’a été une décision crève-cœur », raconte Mélissa. Sa mère s’est sentie coupable. Mélissa l’a rassurée de son mieux.
C’est Mélissa, la dernière à avoir visité son grand-père quelques jours avant que le Québec soit mis sur pause à la mi-mars. « On avait eu de belles discussions. Il s’est souvenu de moi, ce qui était de plus en plus rare », raconte la petite-fille.
« On s’est quittés en se disant qu’on s’aimait. »
Comme si elle était à côté d’elle
Il est un peu passé 10 h lorsque Claire Larocque s’installe dehors sous la fenêtre de la chambre 136 de la Villa Val des Arbres, tout juste de l’autre côté de la rivière des Prairies, où sa mère, Claire Vincent, se meurt.
D’où elle est assise, Mme Larocque ne voit pas le lit de la femme de 94 ans. La fenêtre est trop haute. Mais elle entend respirer celle qui l’a mise au monde.
Il y a quelques jours, lorsqu’il est apparu évident que la nonagénaire ne s’en sortirait pas, Mélanye Sagala, la directrice de l’établissement, a proposé à Mme Larocque d’entrer voir sa mère.
Mais comme pour la famille de Jean-Louis Joly, son état de santé la met trop à risque pour s’exposer au virus. Ses proches s’y opposent fermement. Au terme d’une réflexion déchirante, elle décide de ne pas y aller. « J’essayais de me raisonner. La nuit, je pensais même à fuguer pour aller la voir sans que personne le sache. »
Incapable de ne pas accompagner sa mère dans la mort, la voici donc assise dans le gazon à l’écouter respirer. Elle lui parle, comme si elle était à côté d’elle. « Je t’aime. Tu n’es pas toute seule. Tu t’en vas rejoindre papa. »
Chapitre 3 : « Mon père n’a pas été traité comme un humain »
Midi.
Lorsqu’elle pénètre dans la chambre d’hôpital, Melissa Bordoff ne reconnaît pas l’homme couché dans le lit. Il n’a que la peau sur les os. « Il avait l’air d’un survivant d’un camp de concentration, se souvient-elle. Comme s’il n’avait pas mangé ni bu depuis plusieurs jours. »
L’homme qui gît là – les yeux fermés, la bouche ouverte – ne ressemble pas à son père, Irving Bordoff. C’est pourtant lui. En s’approchant du lit, sa fille remarque ses dents brunes, très sales. « On ne lui avait pas brossé les dents depuis très, très longtemps », décrit-elle.
Nous sommes à Montréal, à l’hôpital général du Lakeshore. Admis trois jours plus tôt, l’homme de 91 ans ne « survivra pas ». Il est trop faible, annonce le médecin. Il a été transféré de la résidence Vivalis – une résidence privée pour personnes âgées située à Pointe-Claire – complètement déshydraté, toujours selon sa fille.
C’est le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal qui l’avait envoyé dans cette résidence privée – l’État y louant des places – plus tôt cet hiver-là.
Avant la pandémie, ses enfants le visitaient chaque semaine. Sur une photo prise le 8 février, jour où il a soufflé ses 91 bougies, on le voit tout sourire encadré de deux de ses filles. Quand la résidence a été fermée aux visiteurs, ils ont continué à venir le voir, interagissant avec lui à travers la vitre de sa chambre. Souffrant d’un début de démence, il semblait confus, apeuré, selon ses proches.
Puis le 20 avril, l’homme de 91 ans a contracté le virus. On l’a changé d’étage. Ce jour-là, une infirmière a joint la famille pour lui annoncer la mauvaise nouvelle.
Ensuite, quand la famille appelait pour connaître son état de santé, personne ne répondait à l’étage.
Ses proches sont allés de nombreuses fois frapper aux fenêtres de la résidence dans l’espoir de le voir apparaître ou, à tout le moins, d’obtenir des nouvelles de son état de santé.
Sa famille croit que le personnel débordé ne lui a pas prodigué les soins nécessaires.
Un jour, le concierge a retrouvé M. Bordoff couché par terre, en pleurs.
Le concierge a eu pitié de nous. Il nous a dit que mon père lui rappelait le sien. Il est le seul qui nous donnait des nouvelles.
Melissa Bordoff
Le 25 avril, le concierge réalise pour la dernière fois un appel FaceTime avec la famille. M. Bordoff est déjà trop faible pour ouvrir les yeux. Mais quand sa fille lui dit : « On sera réunis bientôt », il est capable de répondre : « Je t’aime. »
« Mon père n’a pas été traité comme un humain », insiste-t-elle. Personne de la résidence ne leur a offert ses condoléances. Ses effets personnels ont été enfouis dans un sac-poubelle et égarés quelque part dans un garage de l’établissement. « C’est comme si mon père n’avait jamais existé », déplore sa fille en deuil.
Le président d’Excelsoins, Christian Archambault – qui possède la résidence Vivalis –, « accepte les commentaires de différentes familles qui peuvent avoir été déçues, froissées ». Le personnel a eu des « choix déchirants à faire parce qu’on était dans l’urgence », explique-t-il.
« Moi-même, je revenais chez nous le soir et je me disais : ça n’a pas d’allure. Puis le lendemain, bien, on retournait au combat, raconte le gestionnaire. J’ai travaillé dans les zones rouges, entre autres au Vivalis. C’était, à ce moment-là, le mieux qu’on était capables de faire. »
Cela dit, les 127 résidants – dont 17 sont morts – ont toujours reçu les soins de base, soutient le président d’Excelsoins.
Chapitre 4 : Qui sera tenu responsable ?
Il est aux alentours de 13 h lorsque Claire Larocque, toujours assise sous la fenêtre de sa mère à la Villa Val des Arbres, entend des voix provenant de la pièce. Elle saisit son téléphone cellulaire et appelle dans la chambre. C’est un jeune soldat qui répond. Lorsque Mme Larocque lui explique qu’elle est dehors, le militaire s’approche pour lui parler.
« Il me l’a décrite. Il m’a dit qu’ils venaient de lui faire une injection de morphine, qu’ils lui avaient fait sa toilette, qu’ils la tournaient régulièrement et qu’ils reviendraient bientôt la voir. »
Claire Larocque a le cœur gros. C’est elle qui devrait être là, se dit-elle. C’est elle qui aurait dû la cajoler, la laver.
En même temps, la conversation la rassure un peu. Sa mère n’est pas seule.
Elle se dit qu’elle a le temps de passer chez elle en vitesse manger une bouchée avant la prochaine ronde des employés, à qui elle espère reparler.
Dans sa maison de Terrebonne, Mme Larocque engloutit un sandwich en pensant à sa mère, qui l’aurait sermonnée de ne pas prendre le temps de manger. Puis elle saute dans sa voiture. Elle est sur l’autoroute en route vers la résidence lorsque son cellulaire sonne. Au bout du fil, sa sœur lui annonce le décès de sa mère. Moins d’une heure s’est écoulée depuis qu’elle a quitté son poste sous la fenêtre.
« Elle est morte juste après que je suis partie, souffle la femme. On se dit qu’elle m’a peut-être entendue parler dehors et qu’elle a su que j’étais là. Qu’elle n’était pas seule. »
Sa voix se brise. « Je vais toujours me demander si elle a compris pourquoi on n’était pas là. »
Sa mère encore si vive, si enjouée, qui aimait lire, blaguer, bien manger et s’offrir un petit verre de vin. Celle qui disait que « le bon Dieu l’avait oubliée ». Celle au grand cœur qui s’était excusée, quelques jours après avoir reçu le diagnostic de COVID-19, de ne pas appeler ses enfants alors qu’elle n’avait pas assez de souffle pour parler.
« C’est tellement injuste, ce qui s’est passé. Ce n’est pas normal. Qui va être imputable de ce désastre ? », demande Claire Larocque.
Complètement submergés
Il est 13 h 04.
La vice-première ministre, Geneviève Guilbault, prend place devant les médias à l’Assemblée nationale pour la conférence de presse quotidienne du gouvernement sur la pandémie.
Elle remplace le premier ministre, François Legault, qui s’accorde un rare congé. À sa gauche, la ministre de la Santé de l’époque, Danielle McCann. À sa droite, le Dr Horacio Arruda.
Mme Guilbault annonce 79 décès, soit deux fois moins que les 153 qui auront réellement lieu en ce 29 avril. Québec ne sait pas encore qu’aujourd’hui marquera la pire journée de la pandémie. Les données transmises par les établissements, complètement submergés, ne sont pas à jour.
« Les décès étaient rapportés tardivement », explique le Dr Marc Dionne, de l’INSPQ. Situé à Québec, l’Institut doit attendre la confirmation du laboratoire avant de pouvoir classer officiellement les malades et les morts comme des cas de COVID-19. « On savait que nos personnes âgées étaient vulnérables, mais on n’était pas encore en mesure de voir tout l’impact que ça avait. »
Mathieu Houle, directeur des opérations à la Coopérative funéraire du Grand Montréal, lui, est aux premières loges.
Aujourd’hui seulement, ses équipes prendront en charge 15 corps juste dans la région métropolitaine, dont 10 de personnes mortes de la COVID-19. Une journée normale compte cinq ou six décès.
Dans les bureaux de Longueuil, le téléphone sonne sans interruption. « Les décès entraient et on essayait de les placer, de trouver les espaces dans nos locaux. Heureusement, on a eu de la place pour tous les corps », raconte l’homme.
Les appels proviennent de Saint-Jérôme, puis de la Rive-Sud et de Montréal. En 24 heures, ses véhicules se rendront sept fois dans des CHSLD, six fois à l’hôpital et deux fois dans des domiciles privés.
« Il fallait aller le plus vite possible pour composer avec cette réalité. Ce qui est compliqué à gérer, c’est les délais. Il faut se rendre sur place. Normalement, il y a une ou deux maisons funéraires qui se retrouvent en même temps à un CHSLD ; là, il y en avait tellement qu’il y avait parfois deux heures d’attente juste pour pouvoir entrer. Et il fallait mettre les habits de protection. Ce qui prend normalement 30, 40 minutes est devenu trois fois plus long », dit Mathieu Houle, encore sonné par ce qu’il a vu.
Il y a des gens qui doutent des effets de la pandémie. J’ai envie de leur dire : si vous saviez…
Mathieu Houle, directeur des opérations à la Coopérative funéraire du Grand Montréal
La conseillère funéraire Sylvie Samson se souvient de l’émotivité des familles à qui elle a parlé au téléphone. « Les gens voulaient voir le corps, mais on ne pouvait pas leur montrer. Au début, ils ne comprenaient pas. »
Elle raconte l’histoire d’un homme dont la femme a rendu l’âme au terme de 50 ans de mariage. « Ça faisait un mois qu’il ne l’avait pas vue [à cause du confinement]. Il avait passé toute sa vie avec elle et il ne pouvait pas lui dire adieu. J’ai trouvé ça très triste. »
Chapitre 5 : Deux planètes
Il fait noir lorsque la gestionnaire Geneviève Angers quitte le CHSLD Berthiaume-Du Tremblay à Montréal pour rentrer chez elle.
Comme chaque soir depuis quelques semaines, elle ressent un immense décalage entre sa réalité dans le réseau de la santé et le reste de la société.
Alors qu’elle peine à trouver le sommeil, hantée par le nombre de résidants qui sont morts, tous les employés malades, le manque d’équipements de protection, sans aucun signe d’embellie à l’horizon, elle voit sur les réseaux sociaux les gens fabriquer leur pain et cuisiner des tartelettes portugaises.
« J’ai l’impression qu’on vit sur deux planètes », observe-t-elle en sortant de la résidence située le long de la rivière des Prairies dans le nord de la métropole.
Les employés tombent comme des mouches. Et il manque d’équipements pour protéger ceux qui restent. « On était en pénurie. On n’arrivait pas à se faire approvisionner par nos fournisseurs. Il a fallu étirer le stock », se rappelle la gestionnaire.
Sa patronne – la directrice générale, Chantal Bernatchez – travaillera sept jours sur sept de la mi-mars à la mi-mai. Un jour, il manque tellement d’employés qu’elle se propose pour faire le boulot de préposé aux bénéficiaires.
Mme Angers l’en dissuade. « Tu es la capitaine du navire. Si tu tombes malade, on ne peut pas te remplacer. »
La direction s’accroche à la seule bonne nouvelle des derniers jours : l’armée débarque demain pour tenter de juguler l’hémorragie.
Les morts qui s’accumulent plombent le moral des troupes. Chaque jour, la patronne, Mme Bernatchez, répète, comme un mantra, à sa chef d’unité Isabelle Comte : « Tu es forte, Isabelle, tu es forte. »
Cette infirmière de formation est chargée d’annoncer par téléphone aux familles que leur proche est atteint de la COVID-19. Leur détresse fait écho à la sienne. Sa propre mère réside en CHSLD.
Nos résidants sont morts de la COVID-19, mais je pense qu’ils sont aussi morts d’avoir été isolés de leur famille.
Isabelle Comte, chef d’unité au CHSLD Berthiaume-Du Tremblay
Le personnel vit deuil après deuil après deuil. « Un résidant pouvait nous sourire le matin et mourir dans nos bras l’après-midi », se souvient-elle.
La direction a installé une chapelle ardente dans la résidence où le personnel peut se recueillir devant les photos des gens qui sont morts.
Aujourd’hui, deux photos – dont celle de M. Joly – y seront ajoutées. Au total, 58 photos seront exposées.
Ici, la COVID-19 a emporté un peu plus du tiers des résidants.
Chapitre 6 : « C’est ça qui a tué Marina ! »
« As-tu entendu pour Marina ? »
Il est 6 h. Nous sommes dans le nord de Montréal au lendemain de la journée la plus meurtrière de la pandémie au Québec.
L’employée postée à l’entrée du CHSLD Cartierville accueille Sylvie Bouchard avec cette question qui laisse présager le pire. Sa voix tremble.
« Dis-moi que ce n’est pas vrai », répond la préposée aux bénéficiaires.
Déjà, au petit matin, une collègue de travail l’avait appelée pour lui faire part de la rumeur selon laquelle une préposée de l’établissement serait décédée.
Mme Bouchard refuse d’y croire.
Marina Thénor Louis n’est pas seulement une collègue ; elle est aussi une amie. « Une fille au sourire communicatif et au cœur énorme », ajoute Mme Bouchard.
Une semaine avant sa mort – le mercredi 22 avril –, Mme Thénor Louis avait confié à son amie se sentir « très fatiguée ».
Marina rentrera travailler le lendemain malgré cette grande fatigue. « Je dois avoir besoin de vacances », se dit la femme d’un naturel optimiste. Elle obtiendra finalement un rendez-vous pour un test de dépistage le lundi 27.
Le mardi, elle reçoit le résultat : négatif. Sauf que ses symptômes s’aggravent. Elle a très mal à la gorge. Elle fait de la fièvre.
On lui suggère de passer un second test le mercredi 29 avril. Le rendez-vous est fixé à 15 h 15.
Elle mourra avant de le passer.
Aujourd’hui, en apprenant la mort de Marina, Mme Bouchard court s’enfermer dans son bureau, secouée par de violents sanglots.
Celle qui est dégagée à titre de « monitrice » PAB (préposé aux bénéficiaires) pour enseigner les rudiments du métier aux collègues moins expérimentés se revoit, plus tôt durant la pandémie, en train de ramasser les boîtes de masques qui étaient à la disposition du personnel.
Mes patrons m’ont demandé de retirer les masques dans tous les départements et de les mettre sous clé. Ils craignaient ne pas en avoir assez.
Sylvie Bouchard, préposée aux bénéficiaires au CHSLD Cartierville
Inconsolable, seule dans son bureau, Mme Bouchard est convaincue que « c’est ça qui a tué Marina ! ».
Marina travaillait dans le département des résidants sourds ou aveugles ; le secteur du CHSLD où il y a eu le plus de cas de COVID-19. Au total, 19 résidants sont morts après avoir contracté le virus, dont au moins un le même jour qu’elle.
Ce jour-là et les jours suivants, plusieurs employés ne rentreront pas travailler, sous le choc. Comme « monitrice », Mme Bouchard ne change plus de couches depuis des années. Mais aujourd’hui, elle va pallier les nombreuses absences.
« Marina n’aurait pas voulu qu’on s’apitoie sur son sort et qu’on laisse les résidants dans leur merde. »
La PAB d’expérience reproche à son employeur de ne pas en avoir assez fait pour « protéger » son amie qui a succombé au coronavirus.
Le CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal – employeur de Marina – a décliné notre demande d’entrevue. Il tient cependant à préciser que la cause du décès de la préposée aux bénéficiaires « ne [lui] a pas été confirmée »*. De son côté, la famille assure que l’hôpital de la Cité-de-la-Santé où elle a été transportée lui a confirmé qu’elle avait été infectée par la COVID-19.
* La famille de Mme Thénor Louis n’a pas révélé au CIUSSS la cause du décès de la préposée – un élément confidentiel – et le rapport de la CNESST sur cette mort n’était pas encore publié en date du 11 septembre dernier.
Des leçons et des questions
Près de six mois se sont écoulés depuis le 29 avril. Nous avons demandé à ceux qui ont été sur la ligne de front de porter leur regard vers l’avenir.
Un second 29 avril est-il possible ?
Doit-on s’attendre à une journée aussi meurtrière lors d’une éventuelle seconde vague ? « Il ne faudrait pas », répond le Dr Marc Dionne, expert en santé communautaire à l’INSPQ. « Pour avoir autant de décès dans une deuxième, ça voudrait dire que des milieux de populations très vulnérables seraient touchés. Peut-être ailleurs que dans des CHSLD. Ça pourrait être dans des unités de soins, auprès de malades immunosupprimés [par exemple], mais ça sera plus facile à arrêter, souligne le Dr Dionne. Je ne crois pas qu’on verra encore autant de décès dans une seule journée. »
Protéger les « anges gardiens »
« Nous, les supposés anges gardiens, sera-t-on mieux protégés lors de la deuxième vague ? » C’est la question qui hante Sylvie Bouchard depuis six mois. « Moi, je ne peux pas revivre cela, dit cette coach auprès de ses collègues préposés aux bénéficiaires au CHSLD de Cartierville à Montréal. Ça mourait. Ça mourait. Ça mourait. On courait partout. Je me suis brûlée. »
Des avertissements pris au sérieux
« Contrairement à la première vague, il faut que les directions prennent au sérieux les avertissements et recommandations de leurs travailleurs et de leurs représentants pour pouvoir mettre en application plus rapidement les mesures à prendre afin de leur permettre de travailler en toute sécurité », croit pour sa part le président du Syndicat des travailleuses et travailleurs du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal (CSN), Alexandre Paquet. « Le plus alarmant dans tout ça, ajoute le président syndical, c’est que même à la veille d’une deuxième vague, nous n’apercevons aucun signe que cela va changer. »
Prêt pour une deuxième vague
Six mois plus tard, le CHSLD Berthiaume-Du Tremblay est prêt à affronter une seconde vague. Il y a des stocks suffisants de matériel de protection. Les zones froides et chaudes sont bien définies. « Mais je dirais que le personnel est fragile, raconte la chef d’unité Isabelle Comte. Malgré les vacances d’été, il est très fatigué de la première vague. »
Sensibiliser les gens
« On a encore plein de points d’interrogation. Tu en veux au système et, en même temps, tu te sens responsable parce que tu as accepté qu’elle soit placée. Je ne souhaite ça à personne. Quand ça t’a touché de près, tu te rends compte de l’impact que ça a. J’espère que notre histoire va aider à sensibiliser les gens », dit Claire Larocque, dont la mère, Claire Vincent, est morte en CHSLD le 29 avril.