Alors que la pandémie plonge de nombreuses entreprises québécoises dans l’incertitude financière, les affaires continuent pour les différentes factions du crime organisé, qui sont assises sur d’importantes réserves de liquidités. Des experts appellent à la vigilance pour éviter que la pègre saisisse l’occasion afin d’infiltrer davantage l’économie légale.

« Contre la loi de l’État, mais pas contre la loi du marché »

Grâce à ses réserves d’argent liquide, le crime organisé serait en bonne position pour prendre le contrôle d’entreprises en difficulté pendant la crise financière provoquée par la pandémie, croient plusieurs experts. L’aide gouvernementale semble avoir gardé la mafia et les motards à distance pour le moment, mais les autorités sont aux aguets pour les mois à venir.

La Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) annonçait la semaine dernière une « récession historique » pour cette année. Des commerçants et entrepreneurs se demandent comment ils réussiront à maintenir leur entreprise à flot. Pour les criminels, la situation peut représenter une occasion en or, croit Antonio Nicaso, professeur à l’Université Queen’s de Kingston et auteur de plusieurs livres sur le crime organisé au Canada.

« Le crime organisé est contre la loi de l’État, mais pas contre la loi du marché. Si nous regardons l’expérience italienne, nous voyons que la mafia a toujours su transformer les crises en opportunités. Les criminels sont avides comme des vautours. Un opportunisme criminel va certainement émerger à mesure que la crise se déploie, et il y a un risque élevé que des entreprises tombent entre les mains de criminels », dit-il.

« Pour moi aussi, c’est une préoccupation », affirme Me Brigitte Bishop, inspectrice générale de Montréal.

« Lorsque des compagnies n’ont plus d’argent, plus de liquidités, qu’elles chancellent financièrement, quelqu’un peut arriver avec de l’argent sale et une offre : ‟Je vais prendre ta coquille, reste président sur papier, moi, je te paye et je prends le contrôle.” Ensuite, le crime organisé peut aller chercher des subventions et des contrats. Il peut aller chercher de l’argent légitime sur la base de son argent illégitime », résume MBishop, qui a travaillé autrefois comme procureure spécialisée dans la confiscation des produits de la criminalité.

Le Québec épargné jusqu’ici

Le mouvement a déjà commencé ailleurs dans le monde. Début mai, la police italienne a arrêté 91 suspects liés à la mafia qui étaient soupçonnés d’avoir tenté de prendre le contrôle d’entreprises légales pendant la pandémie. « Nous payons comptant », disaient-ils aux entrepreneurs en détresse, selon les autorités.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Guy Lapointe, inspecteur-chef de la Sûreté du Québec, en 2018

Chez nous, la Sûreté du Québec (SQ), qui a une vue d’ensemble du crime organisé dans la province, n’a pas encore relevé d’exemples du genre.

« Pour le moment, à la Sûreté du Québec, nous ne constatons pas d’augmentation des tentatives d'infiltration du crime organisé dans l’économie légale. Il faut savoir qu'une des façon de faire pour le crime organisé, c'est de cibler des entreprises ou des individus en difficulté financière. Actuellement, les montants octroyés par les gouvernement viennent un peu contrecarrer cette perspective. Cependant, des opportunités pourraient se présenter plus tard dans le temps, si des commerçants font face à une faillite, par exemple. Peut-être qu’à ce moment-là, le crime organisé agira. Pour l’instant, c’est encore un peu prématuré de parler de ça », a déclaré à La Presse l’inspecteur-chef Guy Lapointe.

L’inspectrice générale de Montréal croit aussi que les mesures d’aide mises en place ont limité la menace pour l’instant.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Brigitte Bishop, inspectrice générale de Montréal, en 2018

Les gens sont à la maison, il y a des prestations d’aide, des congés de paiement d’hypothèque. Mais quand la réalité va rattraper les gens, quand les paiements vont reprendre, quand les pertes d’emploi vont se faire sentir, il va falloir être vigilants.

Brigitte Bishop, inspectrice générale de Montréal

De son côté, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) n’a pas voulu se prononcer sur la question, estimant la chose prématurée.

Du déjà-vu

L’infiltration de l’économie légale par les différentes factions du crime organisé québécois n’a rien de nouveau. La Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) impose fréquemment des sanctions à des bars ou des restaurants passés sous l’influence de gangs criminels. En 2009, le projet Diligence de la Sûreté du Québec avait démontré le recyclage de l’argent des Hells Angels dans des entreprises de construction. La commission Charbonneau avait ensuite montré les liens de la mafia avec plusieurs entrepreneurs en travaux publics à Montréal.

René Bouchard, porte-parole de l’Autorité des marchés publics (AMP), estime toutefois que la lutte contre ce phénomène a connu un certain succès ces dernières années et permis de « réduire l’assiette » des criminels.

« Il y a toujours des individus ou des groupes en position de profiter de la vulnérabilité des entreprises afin de faire des affaires. Ç’a été le cas par le passé, et nous avons eu la commission Charbonneau et la création de l’AMP », dit-il, en soulignant que l’organisme continue d’enquêter sur les firmes qui veulent remporter des contrats publics d’importance, même en période de pandémie.

Pas tous capables

Plusieurs groupes criminels sont assis sur d’importantes réserves de liquidités, mais tous ne sont pas capables de les utiliser pour infiltrer efficacement l’économie légale, souligne Anna Sergi, sociologue spécialiste du crime organisé à l’Université d’Essex, en Angleterre, qui a déjà effectué un séjour d’études au Québec pour étudier la faune criminelle de chez nous.

« Tout le monde n’est pas en mesure de jouer à ce jeu », dit-elle.

« Quelqu’un qui est dans le trafic de cocaïne a probablement BEAUCOUP d’argent liquide. Ce n’est pas un commerce qui se fait avec des pinottes. Mais un vendeur de cocaïne n’aura pas nécessairement les compétences, les contacts et les connaissances pour injecter son argent dans des entreprises légales. Ceux qui peuvent le faire sont les groupes de type mafieux qui se trouvent à l’intersection du pouvoir et des profits », dit-elle.

Un groupe qui exerce un contrôle serré des activités criminelles sur un territoire donné est toutefois en bonne position pour connaître les endroits où des difficultés se feront sentir et où les occasions d’investissement apparaîtront, souligne la chercheuse.

« Ils vont dire qu’ils peuvent prêter de l’argent pour le lendemain. Mais si on ne les rembourse pas dans un an avec 50 % d’intérêts, l’entreprise revient à eux. L’entreprise sert de garantie », explique-t-elle.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L'UNIVERSITÉ QUEEN’S

Antonio Nicaso, professeur à l’Université Queen’s de Kingston et auteur de plusieurs livres sur le crime organisé au Canada

Parfois, c’est encore moins compliqué. Si un entrepreneur a besoin d’emprunter, mais qu’il n’a pas un bon crédit à la banque, des gens qui ont de l’argent et qui sont proches du crime organisé vont venir avec lui et agir comme caution pour l’emprunt auprès de la banque. Ils vont s’arranger pour se faire rembourser ensuite.

Antonio Nicaso, professeur à l’Université Queen’s de Kingston

Les affaires continuent

De l’argent, le crime organisé continue d’en faire au Québec depuis le début de la pandémie. La Sûreté du Québec remarque que la mafia et les motards ont rapidement intensifié leurs opérations de prêt usuraire et d’extorsion, pour compenser les pertes subies dans des secteurs d’activité qui tournent au ralenti.

Les membres du crime organisé auraient plus de difficulté à faire entrer au pays la cocaïne, dont le prix du kilogramme à Montréal se situerait actuellement entre 60 000 et 72 000 $, selon nos sources, comparativement à 45 000 $ avant la crise.

Parce que la cocaïne est plus rare, les Hells Angels produiraient et distribueraient davantage des comprimés de méthamphétamine. Seulement la semaine dernière, la SQ a saisi plus de 300 000 comprimés de méthamphétamine, 3 kg de cocaïne et 300 000 $ lors de frappes en cours d’enquête.

« Dans le contexte de la COVID-19, la police a évidemment dû adapter ses façons de faire. Ce qu’on constate, c’est que c’est un peu plus difficile pour certains éléments du crime organisé qui sont toujours en train d’essayer de composer avec la situation », affirme l’inspecteur-chef Lapointe.

Le crime organisé serait aussi plus présent dans les casinos virtuels.

Selon nos informations, puisque les paris sportifs clandestins sont tombés à zéro en raison de la suspension des activités dans les ligues professionnelles, la mafia montréalaise aurait démarré un ou des sites de poker en ligne.

« Certains groupes criminels vont avoir des problèmes d’argent, mais il faut garder en tête que la plupart d’entre eux sont polycrimes, c’est-à-dire qu’ils ont diverses sources de revenus et peuvent s’ajuster. Les gros groupes vont survivre », prédit Anna Sergi.

La pandémie ne freine pas l’expansion des Hells Angels

La pandémie de COVID-19 n’arrête pas les Hells Angels, qui continuent de donner des promotions et d’étendre leur influence au Québec, au Nouveau-Brunswick et ailleurs, a constaté La Presse après avoir consulté des sources policières.

Selon ces dernières, les Hells Angels auraient recruté un nouveau membre et réactivé leur section de Sherbrooke, dont l’ancien local fortifié de la rue Wellington Sud, dans la capitale des Cantons-de-l’Est, vient d’être officiellement confisqué par les autorités.

Toutefois, même si les rangs des Hells Angels québécois continuent de croître, leur nombre est tout de même inférieur à ce qu’il était avant l’importante rafle antimotards SharQc, réalisée il y a 11 ans.

D’après nos informations, les Hells Angels de la section de Montréal ont accueilli un nouveau membre le 1er mai dernier, Michel Lamontagne.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Michel Lamontagne

Ce dernier, qui aura bientôt 46 ans, a été condamné à deux ans d’emprisonnement en 2008 pour trafic de stupéfiants et gangstérisme. Il serait actif dans les Laurentides.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, ARCHIVES LA PRESSE

Martin Robert, le soir de son mariage, le 1er décembre 2018

Lamontagne serait un proche de l’influent Hells Angel de la section de Montréal Martin Robert, qui s’est marié dans une somptueuse salle de bal du centre-ville de la métropole québécoise en décembre 2018. Lamontagne aurait même été l’un des témoins du marié lors de la cérémonie.

35 départs et 9 transferts

Cette promotion donnée récemment porte à 81 le nombre de membres des Hells Angels actuellement au Québec, dont 65 sont en liberté, sans avoir de conditions judiciaires à respecter.

Ils comptent également trois aspirants membres (« prospects ») et cinq autres individus qui gravitent dans leur entourage (« hang around »), qui sont deux autres statuts chez les Hells Angels.

Même s’ils regarnissent leurs rangs peu à peu, il faudra que les Hells Angels accordent encore plusieurs promotions pour atteindre le nombre de 110 membres, disséminés dans cinq sections différentes, qu’ils affichaient le 14 avril 2009, veille de l’opération SharQc.

D’après nos informations, depuis cette rafle qui a envoyé presque tous les Hells Angels en prison au printemps 2009, 28 membres ont pris leur retraite, six sont morts, neuf ont été transférés dans des sections au Nouveau-Brunswick, en Ontario et en République dominicaine, et un a été expulsé « en mauvais termes » (bad standing).

Après l’opération SharQc, seule la section de Montréal était demeurée active parce qu’elle comptait au moins six membres en liberté, sans conditions judiciaires à respecter, comme le veulent les règlements du club de motards criminels international.

Depuis, les autres sections – Québec, Trois-Rivières et South – ont été réactivées, au fur et à mesure que les Hells Angels arrêtés dans la foulée de SharQc ont été libérés.

La police croit que la dernière section toujours inactive, Sherbrooke, aurait été réactivée dernièrement, car plus de six de ses membres en liberté auraient été observés au cours des derniers mois.

Des sources policières pensent que plusieurs Hells Angels du Québec sont devenus membres de la section des Nomads du Nouveau-Brunswick non seulement pour étendre leur influence dans cette province, mais également pour s’éloigner des projecteurs de la Sûreté du Québec (SQ).

La Gendarmerie royale du Canada au Nouveau-Brunswick a toutefois effectué des opérations contre les motards dans cette province récemment, et les corps de police s’échangent fréquemment des informations.

Depuis 2018, la SQ a mené contre les Hells Angels du Québec des opérations régulières à l’issue desquelles une dizaine d’entre eux ont été arrêtés, en particulier des nouveaux membres.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, ou écrivez à drenaud@lapresse.ca

Les membres des Hells Angels au Québec

Montréal : 19, dont 18 en liberté

Québec : 14, dont 12 en liberté

Sherbrooke : 7, dont 6 en liberté

South : 24, dont 19 en liberté

Trois-Rivières : 17, dont 10 en liberté

Total : 81 membres

Nomads du Nouveau-Brunswick : cette section compte 9 Hells Angels québécois qui ne sont toutefois pas comptabilisés dans les 81 membres actuels du Québec.

Les membres des Hells Angels au Québec avant SharQc

Montréal : 16

Québec : 25

Sherbrooke : 26

South : 21

Trois-Rivières : 22

Total : 110 membres