Ce n’est pas tout le monde qui est surpris par la rupture de service appréhendée dans les hôpitaux de la Côte-Nord et de l’Abitibi-Témiscamingue.

L’opposition avait mis en garde le ministre de la Santé. Lors de l’étude de sa loi qui met graduellement fin aux agences de placement de personnel, elle avait posé une question simple : avez-vous documenté l’impact de votre loi en région ?

Christian Dubé s’était fait rassurant. Mais aujourd’hui, personne n’est rassuré. Des centaines d’infirmières et de préposées aux bénéficiaires risquent de manquer à l’appel à partir de samedi.

Pourquoi ?

Trois hypothèses :

  1. Le ministre va trop vite en mettant fin aux agences de placement.
  2. Le ministre procède dans l’ordre, mais il est victime de manœuvres d’agences qui se battent pour protéger leurs profits.
  3. Toutes ces réponses.

Si vous habitez Sept-Îles, vous n’avez pas envie de jouer aux devinettes. Vous payez vos impôts. Même si vous n’espérez pas un service cinq étoiles de la part de notre système de santé, vous vous attendez à recevoir des soins semblables à ceux que reçoivent les autres Québécois. Puis vous apprenez que vous devrez rouler plusieurs heures en voiture pour obtenir une consultation pédiatrique parce qu’il n’y en a plus dans votre région.

Cela ressemble à une rupture du contrat social.

Mais du point de vue de M. Dubé, il y a une autre rupture de contrat. Avant d’expliquer pourquoi, revenons un peu en arrière.

En avril 2023, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité le projet de loi 10 qui abolira les agences de placement en santé. Le calendrier : en 2024 dans les centres urbains, en 2025 en zone semi-urbaine, puis en 2026 en région éloignée, là où ces agences sont davantage utilisées. Et donc, là où le sevrage s’annonce plus difficile.

C’est à la fois une question d’argent et d’équité. Des infirmières employées par ces agences pouvaient gagner presque quatre fois plus que leurs collègues. Cela créait des tensions dans les équipes, nuisait au recrutement dans le public et coûtait cher à l’État.

M. Dubé reconnaissait l’utilité d’un système qui envoie certains employés travailler à court terme en région en échange d’une prime. Mais l’État pouvait s’en occuper. Inutile de financer un modèle d’affaires qui consistait à percevoir une commission sur le personnel soignant.

Les agences privées l’ont toutefois mis en garde. Beaucoup d’infirmières ne veulent rien savoir du réseau public. Avec la fin des agences, elles changeront tout simplement de métier.

C’est dans ce contexte que se déroulaient les dernières négociations pour le renouvellement des conventions collectives. M. Dubé subissait énormément de pression. Il devait réduire le « temps supplémentaire obligatoire » et les autres irritants qui avaient incité ces soignantes à travailler pour les agences.

Le ministre s’est battu avec les syndicats pour reconnaître l’ancienneté du personnel des agences. Ainsi, si une soignante revient au public, elle ne recommence pas au bas de l’échelle salariale.

Est-ce que ça fonctionne ? On estime à 10 000 personnes le personnel des agences. Depuis mars, le nombre d’employées retournées au public est passé d’environ 1000 à 2395. C’est positif, mais cette cadence devra s’accélérer. Car la fenêtre pour la reconnaissance de l’ancienneté ne restera pas ouverte longtemps. D’ici quelques mois, elles ne pourront plus se prévaloir de ce droit.

Bref, Christian Dubé avait fait un pari. L’objectif faisait consensus. Mais pour les moyens, c’est plus compliqué.

En janvier 2023, les agences de placement sonnaient l’alarme. Un « chaos » est à prévoir en région, prévenaient-elles.

Cette mise en garde était prise avec un grain de sel. Après tout, ces entreprises défendaient leurs intérêts. Elles poursuivaient même le gouvernement.

Reste que des gestionnaires du public étaient eux aussi inquiets. Le Journal de Montréal rapportait récemment que des gestionnaires de CISSS et de CIUSSS entrevoyaient des ruptures de service à partir du 18 mai, date de l’entrée en vigueur des nouveaux contrats.

Ces contrats prévoyaient deux choses : une baisse de la rémunération et des exigences pour la formation.

Le personnel des agences demeurait avantagé – jusqu’à 100 $ l’heure en région, soit près du double du salaire d’une infirmière. Mais c’était moins que les cachets antérieurs.

Voilà le contrat.

On revient à la perception de M. Dubé, selon laquelle il y a eu une autre forme de rupture de contrat : avec le gouvernement.

Les appels d’offres ont été lancés l’année dernière. Près de 170 agences ont accepté le contrat ainsi formulé. Elles étaient d’accord pour fournir des services à ces conditions.

Puis, à la dernière minute, elles disent maintenant ne pas pouvoir fournir le personnel promis.

Est-ce une façon pour les agences de faire pression sur Québec ? Ou est-ce parce que les employées ne voulaient pas se rendre en région pour un tel salaire ? Et si c’est le cas, quelle commission se réservent les agences ?

Voilà des questions auxquelles il est difficile de répondre avec certitude. Mais on peut affirmer sans hésitation ceci : sur le terrain, des gens avaient vu venir la crise. Et ce jeu a déjà fait un perdant. Le patient, comme d’habitude.