Chaque fois qu’il répond à un appel d’urgence, Nicolas* a 60 secondes pour comprendre ce qui se passe. S’agit-il d’un enfant qui se noie, d’un aîné coincé dans un immeuble en flammes, d’une femme rouée de coups par son conjoint ? Doit-il envoyer la police, les pompiers ou l’ambulance ? À chaque appel, des vies sont potentiellement en jeu. Chaque minute compte.

Et chaque fois que l’appel provient de la société ontarienne Northern 911, Nicolas et ses collègues n’en reviennent pas. « Si ça passe par Northern 911, c’est sûr que la règle des 60 secondes n’est pas respectée. Même pour nous, c’est long d’obtenir des informations, parce que [les répartiteurs] ne parlent pas bien français, ou pas du tout, même. C’est dur de les comprendre, de savoir ce qui se passe… »

Cette semaine, mon collègue Hugo Joncas a rapporté l’histoire troublante d’un homme de Montréal-Nord forcé de regarder brûler une voiture pendant de longues minutes, un employé unilingue anglophone de Northern 911 au bout du fil. Dix mois plus tôt, un Québécois de Saint-Jean-Port-Joli, sa femme effondrée devant lui, s’était buté à des services d’urgence in English only.

Lisez « Appel au 911 : in English only »

Imaginez votre femme, les yeux révulsés, le pouls à peine perceptible, affalée sur le sol. Vous vous dites que ça y est, elle va mourir. En panique, vous appelez le 911 et… l’employé ne vous comprend pas. Il vous demande d’épeler votre nom, votre adresse, le nom de votre municipalité. Il vous demande de répéter, encore et encore. Il ne comprend toujours pas. Imaginez le cauchemar.

Puisque le président de Northern 911 prétend fournir « un service bilingue 24 heures sur 24, sept jours sur sept », s’agirait-il de deux incidents fâcheux, mais totalement exceptionnels ?

Malheureusement pas, m’ont confié en entrevues deux employés de centres d’urgence, l’un en Outaouais et l’autre dans les Laurentides. Au contraire, avec la popularité croissante de la téléphonie par internet, Nicolas et Francis* constatent tous deux de plus en plus d’incidents problématiques, pour ne pas dire carrément dangereux.

Des cafouillages, Francis affirme en être désormais témoin tous les jours. « Parfois, [les répartiteurs de Northern 911] se trompent de ville et je dois retransférer l’appel au bon endroit. » Plusieurs employés, ajoute-t-il, ne sont pas loin d’être incompréhensibles. Nicolas confirme : « Nous, il faut essayer de décoder ce qu’ils sont en train de nous dire… »

Même en anglais, bon nombre d’employés de l’entreprise ontarienne peinent à se faire comprendre, puisqu’il ne s’agit pas de leur langue première, selon les deux hommes. « Ils ont souvent de gros accents, durs à comprendre », dit Nicolas.

Il faut que tu sois vraiment attentif pour déchiffrer ce qu’ils disent. Un nom de rue en français, ils sont incapables de le prononcer.

Nicolas, à propos de certains répartiteurs de Northern 911

Alors, ils l’épellent. Un exercice qui risque d’être long et pénible, avouons-le, si une situation d’urgence éclate à La Morandière-Rochebaucourt ou à Sainte-Madeleine-de-la-Rivière-Madeleine – ou bien, à Montréal, rue du Square-Sir-George-Étienne-Cartier ou sur la piste cyclable de l’estacade du pont Champlain…

On peut bien en rire. Minimiser le problème. Tokébakicitte ! En français, s’il vous plaît ! Reste qu’en réalité, c’est loin d’être drôle. La sécurité des Québécois est en jeu. Et puis, le danger ne guette pas que les francophones unilingues.

Il faut comprendre que les sociétés de téléphonie par internet (IP) n’acheminent pas les appels 911 directement au centre d’urgence le plus proche, comme le font les entreprises de téléphonie classique ou mobile.

« Les employés de Northern 911 sont des aiguilleurs, explique Francis. Ils reçoivent tous les appels des compagnies IP et les répartissent dans les bonnes centrales. Nous, on va répéter les questions pour voir ce qu’il en est : médical, incendie, police ? Ensuite, on répartit les effectifs. »

Autrement dit, ce système ajoute un intermédiaire. Les personnes en détresse tombent d’abord sur les employés de Northern 911 avant d’être redirigées vers la centrale qui couvre leur territoire. En anglais ou en français, ils perdent de précieuses minutes.

Dans les centrales, les répartiteurs perdent patience. « Chaque fois, il y a une frustration, confie Nicolas. Je dis [à l’employé de Northern] : “OK, passe-moi la personne et arrête de me parler.” On coupe la ligne à Northern, parce que ça devient vraiment frustrant. »

Même quand il n’y a pas le moindre cafouillage, estime-t-il, « c’est sûr qu’on perd une minute trente, facilement. Une minute trente pour une noyade, un feu ou une introduction par effraction, c’est très long ! »

Et puis, il y a le problème des « 911 raccrochés », ces appels terminés avant qu’on ait pu obtenir une adresse – ça se produit souvent dans des cas de violence conjugale. Avec une ligne classique, ces appels sont vite localisés, tout comme avec un téléphone cellulaire, grâce à la géolocalisation. « Mais avec un téléphone IP, la géolocalisation ne se fait pas, dit Francis. Il y a moyen de retracer l’adresse IP, mais c’est long et compliqué. Ça peut prendre un bon 10-15 minutes… »

Une éternité, pour une femme tabassée dans sa propre maison.

***

Les deux répartiteurs notent qu’un nombre croissant de gens s’abonnent à des services de téléphonie par internet, sans vraiment connaître les dangers auxquels ils s’exposent en cas d’urgence. « Sur notre territoire, il y a au moins trois résidences pour aînés qui ont fait le changement pour la téléphonie IP, raconte Nicolas. Ils nous appellent au moins une fois par jour. Avant, on avait le nom de la résidence, l’adresse, et même parfois le numéro de l’appartement. Maintenant, on n’a rien du tout. »

Le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, François-Philippe Champagne, s’est impatienté, vendredi, demandant à l’industrie des télécommunications de régler le problème une fois pour toutes. « C’est une question de sécurité publique, a-t-il dit. Nous ne pouvons pas laisser des problèmes techniques compromettre la sécurité de la population canadienne. »

Lisez « Le ministre Champagne s’impatiente face au CRTC »

En effet, ça fait beaucoup trop longtemps que ça dure. Peu importe la technologie employée, un appel au 911 devrait être acheminé au centre d’urgence le plus proche, directement et sans intermédiaire. Il n’y a plus de temps à perdre. Surtout, n’attendons pas qu’il y ait un mort.

* Francis et Nicolas sont des noms d’emprunt.