Ce n’est pas à reculons que j’y allais, mais disons que je ne marchais pas très vite vers Projet Polytechnique, mercredi.

J’avais réservé le 6 décembre, sans trop penser que c’était la date même de la tuerie. Va savoir comment le cerveau obscurcit notre conscience pour nous faire prendre un chemin.

La tuerie du 6 décembre 1989 est un territoire que je n’ai pas voulu beaucoup revisiter, depuis le jour où je faisais la file avec des milliers de gens pour entrer dans Poly, où reposaient les cercueils de 14 jeunes femmes à peu près de mon âge.

Je n’ai pas vu le film Polytechnique, de Denis Villeneuve, malgré le bien qu’on en a dit. Je me suis dit que cette fois, il fallait me rendre au TNM.

J’ai croisé une amie ingénieure, entrée à Poly l’année suivante, quand tout était encore si vif. En ressortant, encore sous le choc de ce qui est autant une commémoration qu’une pièce de théâtre documentaire, elle m’écrit avoir réalisé « à quel point j’ai toujours porté en moi ce stress et cette haine des femmes ou ce que je représente ».

Ce n’était pas seulement la première tuerie de masse à l’américaine à survenir chez nous. C’était un féminicide de masse. C’est un degré de haine impossible à gérer, à digérer, même 34 ans plus tard.

Je ne fais pas ici une critique de théâtre. On aurait dit que c’était plutôt la scène qui observait la salle, ce soir-là.

En ce jour du 34e anniversaire, juste de savoir présents dans le silence et le noir anonyme de cette salle des parents et des amis des 14 femmes tuées donnait à cette soirée quelque chose de solennel.

Plusieurs policiers en uniforme étaient dans la salle. Au milieu, l’ancien chef de police Jacques Duchesneau. Il se regardait sur scène, personnifié par un comédien racontant qu’il était un des premiers policiers entrés sur la scène du massacre. À la fois remué par le récit et étonné de réaliser qu’il roule autant ses « r ». Il était retourné sur les lieux avec les comédiens-auteurs, Jean-Marc Dalphond et Marie-Joanne Boucher. Leur a raconté son entrée dans l’édifice, les corps, le sang partout. Son collègue policier Pierre Leclair, qui venait de découvrir sa propre fille, Maryse, assassinée. Et le silence glaçant.

« C’est une cicatrice qui ne se referme jamais », m’a-t-il dit après.

Vingt-huit ans plus tard, son fils, policier à la GRC, a été envoyé un soir de janvier dans la grande mosquée de Québec, où six hommes venaient d’être tués.

Heidi Rathjen, qui étudiait à Poly, est devenue la figure du mouvement canadien pour le contrôle des armes. Elle a obtenu son diplôme le printemps d’après et déjà, elle était embauchée comme ingénieure civile. Elle se voyait diriger des grands projets.

C’est en organisant une pétition pour le contrôle des armes à feu que sa vie a pris ce virage. Au mois de mai 1990, la ministre de la Justice, Kim Campbell, était venue à Poly annoncer une nouvelle loi. Elle était satisfaite, elle avait fait son travail de citoyenne. Elle retournerait au génie civil.

Mais le projet de loi, déjà faible, est mort au feuilleton avant même le premier anniversaire de la tuerie. Elle s’est dit qu’elle ne pouvait plus être militante à temps partiel le soir et calculer des charges le jour. Jocelyne Légaré, de Memoria, qui avait organisé les funérailles, lui a prêté un local et a financé le lancement de son organisation pour le contrôle des armes.

« Je pensais faire ça pendant six mois… »

Au bout de six ans, le gouvernement libéral mettait sur pied le Registre des armes et adoptait certaines mesures de contrôle. Heidi Rathjen est allée travailler pour la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, où elle travaille encore.

« Le lobby du tabac est plus intelligent et plus riche, ils ont écrit le livre sur les techniques de lobbying, dit-elle. Mais les fumeurs n’appuient pas le tabac, ils ne veulent pas que leurs enfants fument. Le lobby des armes est idéologique et émotif. C’est comme si une question d’identité était en jeu avec les armes à feu. On reçoit beaucoup plus de haine et de menaces de leur part. »

Après la victoire de 1995 est venu le recul : l’abolition du registre par les conservateurs en 2015. Elle a replongé à fond dans le dossier, comme coordonnatrice de Poly se souvient, avec Nathalie Provost, qui a reçu des balles du tueur, le 6 décembre 1989.

Malgré bien des promesses, les libéraux n’ont pas livré l’abolition des armes d’assaut. Les projets de loi ont été systématiquement édulcorés.

Au moins, la loi C-21, si elle finit par être adoptée, entraînera un gel du transfert des armes de poing et l’interdiction de posséder une arme pour les personnes accusées de violence conjugale.

Toute cette action est purement bénévole. Épuisante. Souvent décourageante. Sans compter les menaces constantes d’amateurs d’armes. « Ça me tourne toujours un peu dans la tête… »

— Qu’est-ce qui vous donne la force de continuer ?

« Les familles de mes consœurs victimes de l’époque. Ou de voir le père d’Angie Sweeney, dont la fille a été assassinée par son conjoint à Sault Ste. Marie, faire 10 heures de voiture pour venir aux commémorations avec nous et se battre à nos côtés. Ça nous redonne de l’énergie. On voit que notre travail compte et que les familles comptent sur nous. Nous devons être fidèles à nos promesses de 1989. »

Elle est allée voir la pièce deux fois. Ce « projet Polytechnique », qui émerge 34 ans plus tard, cela aussi l’a encouragée. Tout n’a pas été oublié, tout n’a pas été fait en vain.

On ne peut pas savoir ce que c’est que de perdre comme ça un enfant, une sœur, une amie, a dit Annabel Soutar, la directrice du théâtre Porte-parole, avant la représentation.

Mais on peut être « solidaire de votre perte ».

L’art vivant est aussi irremplaçable pour ça. Pour cette espèce de communion laïque momentanée des cœurs et des cerveaux.