J’ai assez peu de talents dans la vie.

J’ai mis ça au pluriel, je parle d’habiletés.

Je sais communiquer, communiquer pour le plus grand nombre. Avec les proches, un à un, c’est une autre histoire. Je ne dirais pas que j’ai un talent pour ça, communiquer pour le plus grand nombre, mais j’arrive à en vivre. Disons : un moignon de talent.

Mais Dieu qu’il y a des talents que j’aimerais posséder. J’aimerais savoir poser des tablettes, sabler des planchers de bois franc. J’aimerais pouvoir changer l’huile d’un char (le mien est désormais électrique, c’est moins gênant). En changer les pneus. Changer une toilette. Déboucher l’évier.

J’ai naguère eu un beau-père capable par ses talents combinés de survivre à l’apocalypse, le genre d’homme qui pourrait relancer la civilisation en devenant le chef des survivants. Capable de pêcher, de chasser, de couper des arbres immenses pour en faire des planches et des madriers, avec lesquels bâtir une habitation. Ce n’est pas une image : il a déjà fait ça…

De mes mains, je ne sais à peu près rien faire. Je suis le fils d’un homme qui savait pourtant tout faire dans une maison, sauf l’électricité, et encore là… Je suis le fils d’un homme qui avait bâti la maison familiale avec son père, jadis.

Il ne m’a rien transmis de ça.

Il m’a transmis son amour immense qui ne s’exprimait à peu près pas avec des mots, mais beaucoup avec des gestes et de la présence.

P’pa, j’ai une pôle à rideaux à faire installer. Peux-tu venir la fin de semaine prochaine ?

Et il arrivait, ce week-end-là, avec peu de mots et des outils plein son coffre. Et s’il manquait de quoi, dans le coffre à outils, il avait d’autres outils dans son pick-up.

Chaque fois que je dois faire installer ou réparer de quoi, depuis presque exactement 23 ans, je me dis qu’il aurait installé ou qu’il aurait réparé ça.

Mais il y a une chose dont je suis certain : j’ai plus qu’un moignon de talent en cuisine. Autre chose dont je suis certain : mon bouillon de poulet est meilleur que celui de la moyenne des ours.

Il n’y a que là-dessus, sur mon bouillon de poulet, que vous risquez de me prendre en plein délit de vantardise. C’est Doum qui m’a tout appris, avec la recette transmise par son père, le boucher1.

L’autre dimanche, je me suis donc lancé dans un chantier de bouillon de poulet. J’utilise le mot « chantier » à dessein : j’ai utilisé l’immense cuve qui sert à faire de la sauce tomate, dehors sur la terrasse.

J’ai fait rôtir les carcasses de poulet après les avoir assaisonnées (il faut absolument faire rôtir les carcasses de poulet pour faire un bouillon digne de ce nom) à 450 °F pendant 45 minutes, sur un lit de carottes, d’oignons, de céleri et de fenouil.

Et dans deux cocottes, j’ai fait caraméliser les oignons (il n’y a jamais trop d’oignons dans un bouillon de poulet), du céleri, des carottes, de l’ail. J’ai déglacé à l’eau, deux, trois fois, une fois les légumes brunis.

Puis j’ai tout largué dans la cuve. J’ai laissé réduire à feu doux pendant des heures…

À mi-chemin, j’ai goûté : pas assez salé. J’ai salé au pif, à peu près une tasse. J’ai ajouté des aromates. Et encore des légumes, crus. Ce coup-là, ça manquait d’oignons (il n’y a jamais trop d’oignons).

À la fin, j’avais assez de bouillon pour de la soupe pour un régiment. J’en avais trop.

J’en ai donné à plein de personnes dans mon entourage, parfois par surprise, parfois à des gens qui m’en réclamaient depuis longtemps. Quins, savoure, une bonne base de soupe…

Et ce n’est pas pour me vanter, mais tous me sont revenus en me disant que c’était le meilleur bouillon qu’ils avaient jamais goûté.

Bon, OK : je me vante, mais juste un peu.

Le bouillon, je le disais, c’est surtout pour la soupe. La soupe, c’est pas essentiel. Donc le bouillon, c’est la vie. Une soupe avec-pas-du-bon-bouillon, c’est pas la peine. De la soupe avec du bouillon en canne, c’est comme faire l’amour avec un(e) partenaire portant un habit de plongée sous-marine : mieux vaut s’en passer. Ou aller faire de la plongée sous-marine.

La soupe ?

J’ai deux soupes préférées : la soupe poulet et nouilles (essayez celle d’Olive + Gourmando) et la soupe « mariage à l’italienne » avec de l’orzo et des boulettes faites à la main. C’est introspectif, faire de petites boulettes à la main, plus elles sont petites, plus c’est long, plus on a le temps de réfléchir au sens de la vie.

Avec cette chronique, je ne voulais pas me vanter de faire un meilleur bouillon que vous. Je voulais vous dire que la meilleure partie du bouillon, c’est de le partager. C’est pour ça que j’ai fait un chantier de bouillon, que j’en ai produit des litres.

J’avais besoin de faire du bouillon et de le distribuer au plus grand nombre. J’ai aimé les sourires provoqués par mon bouillon.

Je ne suis pas en train de vous dire que le monde irait mieux si nous nous partagions plus de bouillon de poulet, mais à bien y penser…

Il y a des idées plus folles qui circulent dans la cité ces jours-ci.

Alors oui, je me permets de le dire, je l’assume et je le revendique : le monde a besoin de plus de bouillon de poulet.

1. Lisez « Le bon bouillon du fils du boucher »