Justin Trudeau a les deux petits doigts sur le volant. Rarement un premier ministre a-t-il dû passer autant de temps à réagir à des évènements qu’il ne contrôle pas.

C’est vrai à l’international. Après avoir subi la guerre commerciale de Donald Trump, puis la pandémie, il a adopté un budget pour répliquer aux investissements massifs de Joe Biden dans la transition énergétique. Il a perdu les derniers mois à se défendre face aux exactions de la Chine et de l’Inde, en plus de gérer la crise déclenchée par l’invitation à la Chambre des communes d’un ex-soldat ukrainien ayant combattu sous l’uniforme nazi. Et maintenant, le conflit israélo-palestinien l’amène loin de sa zone de confort.

C’est vrai aussi au sein de la fédération. Les ambitieuses réformes de son ministre de l’Environnement sont menacées par les contestations des provinces, à commencer par l’Alberta. Nouvelle tuile : le récent jugement de la Cour suprême forcera Ottawa à revoir sa loi sur les évaluations environnementales.

Et enfin, c’est vrai au Parlement. M. Trudeau est pris avec l’échéancier d’une promesse qu’il doit commencer à regretter : la création d’un programme pancanadien d’assurance médicaments afin de conserver l’appui des néo-démocrates.

Certes, il est normal que le Canada, une puissance moyenne, soit condamné à un rôle réactif en relations internationales. Et il est aussi habituel qu’un gouvernement minoritaire ne soit pas maître de son destin. Mais rarement a-t-on vu un premier ministre devoir consacrer autant d’énergie à ce genre de dossiers.

Quoiqu’avec l’assurance médicaments, il y a une différence. Il n’est pas le seul à jouer gros.

M. Trudeau et Jagmeet Singh sont engagés dans un poker à haut risque. Selon leur entente, une loi doit être adoptée avant la fin de l’année pour créer un régime public universel d’assurance médicaments.

Si les libéraux y croient, ils le cachent bien. Ils le promettent depuis la fin des années 1990 sans jamais avoir agi. Ils n’ont même pas encore déposé de projet de loi.

PHOTO PETER POWER, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le chef du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh

Ils savent que M. Singh n’a pas intérêt à renverser le gouvernement. Jamais il n’aura plus d’influence qu’en ce moment. Une victoire de Pierre Poilievre le confinerait à la marginalité.

Et même si les libéraux cessaient d’être appuyés par les néo-démocrates, ils pourraient se maintenir au pouvoir en s’entendant avec les bloquistes.

Reste que ce n’est jamais une bonne idée d’humilier son adversaire. M. Singh a reçu un avertissement de ses militants la fin de semaine dernière. Son modeste taux de confiance de 81 % montre qu’il est sous surveillance. Il ne pourra pas laisser le gouvernement Trudeau violer le pacte sans réagir. D’autant plus que l’impatience du NPD se comprend.

L’assurance médicaments commence à ressembler au mode de scrutin. Une idée que les partis promettent depuis trop longtemps et qui n’est plus prise au sérieux.

Le ministre fédéral de la Santé, Mark Holland, prévient que son projet de loi devra respecter les contraintes budgétaires. Après huit ans à dépenser sans compter, les libéraux s’inquiètent soudainement des déficits. Ou, pour être plus précis, de la capacité des conservateurs à les faire payer pour leurs déficits…

Or, l’évaluation des coûts est déjà connue. Le Directeur parlementaire du budget les chiffre à 11,2 milliards en 2024-2025⁠1. Ce travail s’appuie sur le comité parlementaire qui étudiait la question en 2016⁠2. Son rapport a été suivi par celui d’un groupe conseil piloté par l’ex-ministre de la Santé de l’Ontario Eric Hoskins⁠3.

On n’y trouve pas de scénario à coût inférieur qui répondrait aux conditions du NPD. Cela explique sans doute pourquoi les libéraux cherchent, et cherchent encore.

Au-delà de la joute politique, le sort de patients est en jeu. Le Canada paye ses médicaments 25 % plus cher que la moyenne de l’OCDE. Seuls les États-Unis payent plus pour leurs médicaments brevetés.

Le régime actuel est à trois vitesses : 46 % des Canadiens sont inscrits à un régime public, 40 % à un régime privé et 14 % payent eux-mêmes leurs médicaments.

Ceux qui achètent leurs médicaments – ou doivent s’en priver – seraient heureux d’être aidés.

Quant au privé, le système actuel est inefficace. Les médicaments y coûtent plus cher, notamment parce que les assureurs ne réussissent pas à négocier en bloc des honoraires professionnels compétitifs avec les pharmaciens. Et plus le temps passe, plus l’écart s’accroît entre le prix d’un comprimé au public et au privé.

Un régime public universel permettrait trois économies : offrir le tarif du public à ceux qui sont actuellement au privé, rendre ce tarif encore plus avantageux grâce au rapport de force obtenu en négociant au nom de tout le pays et adopter une politique universelle pour utiliser lorsque c’est possible des médicaments génériques.

Reste qu’au net, puisque la couverture serait élargie, ce serait un coût additionnel. Et donc un argument pour les conservateurs qui accusent les libéraux de lancer des programmes lourds et dispendieux.

Mais le principal obstacle n’est pas à Ottawa. Il se trouve dans les provinces. Elles dénoncent cette intrusion dans leur champ de compétence. Et elles craignent que le fédéral ne gaspille du temps et de l’énergie à défaire un régime dont elles se sont accommodées, malgré ses défauts.

L’échéancier serré, imposé par la stratégie politique, ne les rassurera pas. Elles ont vu le risque de fraude du nouveau programme d’assurance dentaire.

Voilà comment Justin Trudeau pourrait jouer la survie de son gouvernement. Pris entre Jagmeet Singh et les provinces. Et forcé une fois de plus de réagir à un contexte sur lequel il aimerait avoir plus de poigne sur le volant.

1. Consultez le rapport du Directeur parlementaire du budget 2. Consultez le rapport du comité permanent sur la santé de la Chambre des communes 3. Consultez le rapport du Comité consultatif sur la mise en œuvre d’un régime national d’assurance médicaments