Dans une assemblée publique, un politicien a le droit d’expulser un homme qui lui crie des insultes du fond de la salle.

Mais si ça se passe sur les réseaux sociaux, c’est moins sûr.

Le ministre fédéral de l’Environnement, Steven Guilbeault, vient de se soumettre volontairement à un ordre de la Cour lui interdisant de « bloquer » sur les réseaux sociaux le polémiste ultraconservateur Ezra Levant. Sur le réseau X, Levant avait traité M. Guilbeault de « cinglé », de « brute » et de « ministre le plus stupide du Cabinet ».

Le ministre a considéré que la réception d’injures gratuites ne faisait pas partie de sa définition de tâches. Il a bloqué Levant.

Faut-il vraiment, sous prétexte qu’on est au service de l’État, être exposé aux insultes publiquement ?

M. Levant trouve que oui. Il est allé chercher sa Charte canadienne des droits et libertés dans son sous-sol et s’est drapé dedans : un ministre qui bloque un citoyen porte atteinte à sa liberté d’expression ! Ce droit fondamental, en effet, comprend la collecte d’information. Comme le ministre s’exprime sur les réseaux sociaux, il ne peut pas bloquer le contenu à qui que ce soit, disait Levant.

PHOTO JEFF MCINTOSH, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Ezra Levant

Deux causes américaines vont dans ce sens-là. Dans ces affaires, des élus locaux se sont fait dire qu’ils n’avaient pas le droit de bloquer leur page Facebook ou X à des citoyens qui les critiquaient.

Un juge de New York a d’ailleurs dit la même chose au sujet de Donald Trump, qui avait le piton de blocage sensible, à ce qu’on dit. L’affaire allait se rendre en Cour suprême, mais elle a été abandonnée quand Trump a cessé d’être président, peu de temps après avoir lui-même été bouté dehors de feu Twitter.

La Cour suprême américaine, en avril, a accepté d’entendre les deux causes impliquant des élus locaux pour dire si le blocage est contraire au premier amendement américain – la liberté d’expression.

Et si oui, à quelles conditions ? Car entre la critique légitime, l’attaque féroce, l’insulte, le mensonge, la menace et le délire pur, il y a au moins 49 nuances d’expression qui ne méritent peut-être pas toutes l’expulsion.

Chez nous, on a vu plusieurs politiciens manifester leur susceptibilité, même en l’absence de propos dérogatoires. On se souvient que pendant la pandémie, le premier ministre Legault a bloqué un temps le journaliste spécialisé en matière de santé Aaron Derfel, de Montreal Gazette. On pourrait faire une longue liste d’élus qui ont bloqué l’accès à leurs réseaux sociaux, même s’ils les utilisent pour diffuser des discours et des informations d’intérêt public. Jusqu’ici, cela a donné lieu à des lamentations, quelques moqueries, mais aucun jugement de cour.

L’affaire Levant-Guilbeault était donc un premier vrai test judiciaire.

Sauf qu’après deux ans de procédures, le ministre a décidé de ne pas mener l’affaire plus loin. Les parties déclarent que Guilbeault n’admet pas, et en fait nie toute responsabilité juridique quant aux allégations inscrites dans la poursuite de Levant.

Il se soumet néanmoins à un règlement, qui est une ordonnance de la Cour fédérale lui enjoignant de « débloquer » Levant… en plus de lui verser 20 000 $ pour compenser ses honoraires.

La question de fond reste donc ouverte : un représentant de l’État a-t-il le droit de bloquer un importun, et si oui, à quelles conditions ?

Vous me direz : pourquoi bloquer quand on peut se contenter de « masquer » : l’emmerdeur continue à hurler, mais on ne le voit plus, on ne l’entend plus. Il est derrière la vitre et gesticule dans le vide. Et il peut encore avoir accès au contenu officiel.

À cela je réponds qu’on peut aussi avoir accès au contenu des réseaux sociaux d’autres manières – avec d’autres comptes, par des recherches Google, etc.

Aussi, à part du plaisir coupable de punir le délinquant social, il devrait être encore permis d’établir des limites. Passé un certain seuil, l’abonné du réseau social s’exclut lui-même de la discussion. Il n’est plus là pour participer, mais pour vandaliser le discours.

Pour revenir à l’analogie de l’assemblée publique, on ne devrait pas expulser le citoyen qui pose une question difficile ou critique une décision. Mais celui qui éructe sans arrêt perd son droit de présence. Même à la SAAQ, un minimum de décorum est requis et l’employé peut refuser de vous donner votre permis pour cause d’hostie servie verbalement.

En ce qui concerne Ezra Levant, j’ai dit « polémiste conservateur » ; c’est beaucoup trop gentil. Levant a fondé le média Rebel News, pris régulièrement en flagrant délit de désinformation grossière (comme prétendre qu’il y avait deux tireurs à la mosquée de Québec), de diffamation (plusieurs poursuites ont abouti à des condamnations, des excuses et des rectifications) et de propos antimusulmans. Pour ne citer que quelques-unes de ses spécialités dans le domaine de l’information avariée.

Mais c’est un homme de principe. Levant a dit souvent que de bloquer quelqu’un sur un réseau social était pitoyable. Vu la liberté d’expression, etc.

Mais tiens donc, en 2017, le site satirique canadien The Beaverton avait écrit sur les réseaux sociaux qu’il était fier de devenir le deuxième site de désinformation le plus populaire derrière… Rebel News.

The Beaverton a été bloqué par l’organe de Levant.

C’est vrai, il n’est pas payé par les fonds publics.

Vrai aussi, on peut être un faux-cul dans le privé, c’est permis.