Comme beaucoup d’immigrants originaires de pays autoritaires, Saba Shahcheraghi a longtemps regardé par-dessus son épaule après son arrivée au Québec. L’Iranienne de naissance a mis cinq ans à perdre ce réflexe, à trouver la quiétude. Ce sentiment aura été de courte durée.

« Je ne mange plus, je dors mal, raconte-t-elle aujourd’hui dans un café du centre-ville de Montréal. Je ne me sens pas protégée. » Impliquée dans le collectif Femme Vie Liberté de Montréal, qui fait écho au soulèvement en cours en Iran, la consultante en immigration de 42 ans a reçu des menaces de mort cet été.

En juin, dans un message privé sur Instagram, un homme lui a envoyé l’image d’une arme automatique, puis un égoportrait de lui flambant nu. « Bâtarde, je vais gaspiller une balle sur toi. Mort aux Moudjahidines ! », peut-on lire dans le commentaire qui fait référence aux Moudjahidines du peuple, un groupe d’opposition au régime islamiste très controversé en Iran comme dans la diaspora iranienne.

Saba Shahcheraghi a alerté la police qui a arrêté un suspect, Hamid Reza Chaheh. Ce dernier, accusé de menaces et de communication indécente, a été remis en liberté en attente de son procès.

La Montréalaise d’origine iranienne ne pense pas pour autant être au bout de ses peines. Les menaces, dit-elle, ne sont que le résultat d’une longue campagne de harcèlement qui a débuté l’automne dernier et dont elle n’est qu’une des cibles.

Ils sont plus d’une quarantaine de militants de la diaspora iranienne – dans la métropole québécoise seulement – à être intimidés sur les réseaux sociaux, mais aussi lors des manifestations et des évènements qu’ils organisent.

Leurs tourmenteurs ? D’autres individus d’origine iranienne se réclamant de diverses allégeances politiques.

« Le harcèlement a commencé dès le début de notre mobilisation pour soutenir la révolution en Iran. Ça a commencé par des petites vidéos comiques, des mots-clés taquins, mais ça a vite changé de ton. C’est devenu de plus en plus misogyne », m’explique Mme Shahcheraghi.

Les harceleurs ciblent les personnes les plus visibles du mouvement et s’acharnent pendant des jours et des jours. Ça nous déshumanise et ça crinque d’autres individus.

Saba Shahcheraghi

J’ai pu voir sur Instagram à quoi ressemblent ces attaques cybernétiques, notamment sur le compte portant le nom de Reza Azarpoor. La militante Nimâ Machouf, ex-candidate du Nouveau Parti démocratique et conjointe de l’ex-député de Québec solidaire Amir Khadir, en fait les frais. On la montre lors d’une manifestation, poing levé, en lui étampant un symbole communiste sur le front. On l’accuse de couvrir les gestes criminels dont on accuse (sans fondement) un autre militant. Le tout est écrit en perse et en anglais.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Nimâ Machouf, militante et ex-candidate du Nouveau Parti démocratique

« Je ne suis pas attaquée physiquement, mais on s’en prend à ma réputation. Ça m’inquiète alors que je compte me présenter aux prochaines élections fédérales, dit Mme Machouf. Ça a un impact sur ma capacité à vivre librement ma vie ici. »

D’autres membres de la communauté iranienne ont déposé des plaintes à la police pour du harcèlement et des menaces physiques. Le Service de police de la Ville de Montréal confirme qu’il enquête sur plusieurs dossiers.

Nimâ Machouf et Saba Shahcheraghi sont convaincues que ces actes d’intimidation ne sont pas l’œuvre de loups solitaires. Elles croient plutôt avoir affaire à un réseau organisé qui cible systématiquement les militants critiques du régime islamiste. « Je pense que ces gens sont téléguidés à partir de Téhéran », dit Mme Machouf.

Professeure de l’Université McMaster au sein des programmes sur le genre et la justice sociale, Aytak Dibavar est du même avis. À Toronto, les membres de la diaspora iranienne qui protestent contre Téhéran font face au même phénomène : du harcèlement sur l’internet et pendant les manifestations.

Ils viennent avec leurs caméras. Ils nous filment pour nous faire comprendre que nous sommes surveillés. C’est un mécanisme de menace. Les femmes et les membres LGBTQ de notre communauté ne se sentent pas en sécurité.

Aytak Dibavar, professeure de l’Université McMaster au sein des programmes sur le genre et la justice sociale

Ce harcèlement est un nouveau visage d’un vieux phénomène, croit Mme Dibavar. Depuis l’établissement de la République islamique en Iran en 1979, le régime a multiplié les attaques contre ses opposants à l’étranger, allant jusqu’à envoyer des assassins en France, en Allemagne et dans une myriade de pays pour s’en prendre aux figures de proue de divers mouvements.

Les Iraniens de la diaspora sont aussi très au fait que les autorités en Iran peuvent s’en prendre à leurs proches vivant toujours dans le pays afin de les faire chanter. « Dans mon cas, parce que les membres de ma famille sont à l’extérieur, je me sentais libre de parler et de prendre les devants lors des évènements », dit à ce sujet Saba Shahcheraghi.

Heureusement, les autorités canadiennes ne restent pas les bras croisés. En novembre dernier, soit deux mois après le début du soulèvement en Iran, causé par la mort de la jeune Mahsa Amini, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) s’est dit au fait de la situation.

PHOTO ARCHIVES UGC, FOURNIE PAR L’AGENCE FRANCE-PRESSE

Défiant la répression des autorités, des milliers de personnes convergent vers un cimetière de la ville natale de Mahsa Amini dans la province iranienne du Kurdistan, quelques semaines après sa mort, en octobre 2022.

« Le SCRS est au courant que des acteurs d’État hostile, incluant la République islamique d’Iran, surveillent et intimident des communautés canadiennes, particulièrement de la diaspora. Les tactiques et les outils utilisés dans ce but incluent le cyberespionnage et des menaces pour faire taire ceux qui parlent ouvertement contre eux », a écrit à l’époque le porte-parole de l’organisation, Eric Balsam.

La Gendarmerie royale du Canada, contactée cette semaine, affirme qu’elle a des enquêtes en cours dans le même sens.

Le travail des agents du renseignement et de la police nous permettra à terme d’en savoir plus sur les mécanismes d’ingérence étrangère, mais en attendant, les autorités devraient se pencher sur les mesures à adopter immédiatement pour contrer l’effet au jour le jour de ce harcèlement, de cette menace antidémocratique qui plane au-dessus des têtes de ceux qui ont décidé de refaire leur vie ici, loin des dictatures et des régimes autoritaires.

Les Canadiens d’origine iranienne devraient pouvoir faire entendre leurs opinions politiques d’un océan à l’autre sans se faire traîner dans la boue sur l’internet ou craindre pour leur sécurité. Idem pour les membres des diasporas chinoise, saoudienne ou russe, pour ne nommer que celles-là.

« Ça nous prend une grande conversation nationale sur le sujet. Pour écouter les groupes ciblés et déterminer les meilleures pratiques », croit Aytak Dibavar.

Le Canada doit s’attaquer à ce chantier – essentiel pour notre démocratie – le plus rapidement possible.

On pourrait commencer en s’assurant que le 16 septembre, à l’occasion du premier anniversaire de la rébellion des femmes en Iran, Nimâ Machouf, Saba Shahcheraghi et leurs alliés puissent manifester bruyamment, mais l’esprit en paix.