Au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, Jimmy Koliakoudakis allume une bougie sur la tombe de ses parents. Autour de nous, des milliers de stèles sont envahies par les mauvaises herbes. Des tas de branches d’arbres obstruent les sentiers. Tout est calme et silencieux. Il n’y a pas âme qui vive dans l’immense cimetière abandonné aux marmottes.

À l’entrée, les grilles de fer forgé restent obstinément cadenassées. Un gardien de sécurité veille au grain. Sa mission : empêcher quiconque de pénétrer à l’intérieur du cimetière. Il ne faudrait surtout pas, Dieu nous en garde, que des familles endeuillées se recueillent sur la tombe de leurs proches.

Ça fait six mois que ça dure. Six mois que le plus grand cimetière du Canada – 343 acres, 33 kilomètres de chemins, sur le flanc nord du mont Royal – est paralysé par la grève de ses employés d’entretien et de bureau.

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Un gardien de sécurité empêche les gens d’accéder au cimetière Notre-Dame-des-Neiges.

Le père de Jimmy Koliakoudakis, Andreas, a été enterré ici en 2007. Sa mère, Pinelopi, est morte en février. En principe, elle devait être enterrée au côté d’Andreas. Mais son corps se trouve plutôt dans un entrepôt frigorifié. Avec des centaines d’autres, qui s’empilent, depuis le déclenchement de la grève, le 12 janvier.

Il n’y a personne pour les inhumer.

Pinelopi, 89 ans, souffrait de la maladie d’Alzheimer. Au fil du temps, elle avait perdu la voix. Puis les émotions. Mais il lui restait un souhait. Une dernière volonté : retrouver son mari. Reposer, enfin, auprès de lui.

Pas dans un congélateur.

Qu’un vulgaire conflit de travail l’empêche d’exaucer la dernière volonté de sa mère, c’est une chose qui tourmente Jimmy Koliakoudakis. Il a l’impression, dit-il, de s’être fait voler son deuil.

Qu’on lui interdise l’accès à ses défunts parents, ça l’attriste autant que ça le met en colère.

Remarquez, ça ne l’empêche pas de pénétrer dans l’enceinte interdite. Après tout, ça n’est pas très difficile de tromper la vigilance des gardiens. Je vous l’ai dit : il s’agit du plus grand cimetière au pays.

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Ce n’est pas une clôture qui va empêcher une personne en deuil de se recueillir sur la tombe d’un proche.

Jimmy Koliakoudakis raconte avoir tourné autour du cimetière à moto, comme un requin autour d’une proie, à la recherche de failles. Il en a trouvé. Beaucoup. Et il n’est pas le seul.

Illégal ? Peut-être. Mais ce n’est pas une clôture qui arrêtera une personne en deuil.

Je me suis moi-même faufilée par un interstice, le long du chemin Remembrance.

À l’intérieur, j’ai vu des troncs d’arbre et des branches tombées sous le poids du verglas d’avril. Du gazon qui n’avait pas été tondu depuis la fonte des neiges. Quelques stèles écroulées, d’autres qui disparaissaient sous les arbustes. Et des marmottes, beaucoup de marmottes, qui déterrent de plus en plus, raconte-t-on, d’ossements humains.

Un million de défunts ont été enterrés à Notre-Dame-des-Neiges depuis son inauguration, en 1854. Mercredi après-midi, j’ai vu un joyau architectural et arboricole totalement délabré. Un site patrimonial laissé à l’abandon, au cœur de Montréal, dans l’indifférence générale.

  • Le gazon cache les tombes au cimetière Notre-Dame-des-Neiges.

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    Le gazon cache les tombes au cimetière Notre-Dame-des-Neiges.

  • Le cimetière Notre-Dame-des-Neiges est le plus grand du Canada.

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    Le cimetière Notre-Dame-des-Neiges est le plus grand du Canada.

  • Le conflit de travail a laissé l’endroit dans un piètre état.

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    Le conflit de travail a laissé l’endroit dans un piètre état.

  • La végétation a repris le dessus un peu partout dans le cimetière.

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    La végétation a repris le dessus un peu partout dans le cimetière.

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Cela dit, je n’ai pas vu un endroit « dangereux », prétexte dont se sert la Fabrique de la paroisse Notre-Dame depuis le verglas (et même avant) pour interdire l’accès au cimetière. En aucun temps, je n’ai risqué ma vie pour écrire cette chronique. Promis, juré.

Michael Musacchio a trouvé une faille, lui aussi. Il pénètre dans le cimetière tous les dimanches. Pour lui, il serait beaucoup plus dangereux de ne pas le faire.

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Michael Musacchio tenant un portrait de sa fille, enterrée au cimetière Notre-Dame-des-Neiges

De ne pas planter de fleurs, de ne pas couper le gazon, de ne pas décorer la tombe de sa fille, Vanessa, les jours de fête. « Je ne veux pas qu’elle pense que je l’abandonne. »

Le 27 mai 2021, Vanessa Musacchio, 26 ans, a soupé, puis a regardé un bout de télé. Un jeudi soir ordinaire à la maison. À 22 h 30, elle tombait de sommeil. Comme d’habitude, elle a dit : « Je t’aime, papa, je t’aime, maman », avant d’aller se coucher. Elle ne s’est jamais réveillée.

Son cœur s’est arrêté de battre, de façon inexplicable.

Et celui de Michael Musacchio s’est brisé en mille morceaux.

Quand je lui demande de me parler de sa fille, il sourit, intarissable. Les souvenirs se bousculent. Les autos des voisins que Vanessa déblayait par lendemain de tempête, sans qu’on le lui demande, juste pour aider. Les enfants qu’elle protégeait des intimidateurs de cour d’école. Cet employeur qui lui reprochait d’avoir trop d’empathie pour les clients…

Vanessa était de toutes les causes. Elle voulait changer le monde, pour le mieux. « Si elle le pouvait, dit son père, elle se tiendrait à côté de moi en ce moment. Pour protester contre cette injustice. »

La cruelle injustice de ne pas permettre à des parents anéantis de visiter la tombe de leurs enfants.

Michael Musacchio l’admet : perdre sa fille l’a démoli. Son deuil est loin d’être fait. « Je marche comme un zombie dans la vie. Je ne fais que flotter dans les airs. » Avoir à se battre, par-dessus le marché, pour visiter la tombe de Vanessa, c’est trop dur. « Ça met beaucoup de pression sur la famille. Si je ne fais pas attention, ça peut me détruire. »

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Les branches tombées lors de la tempête de pluie verglaçante d’avril n’ont pas été dégagées.

La centaine de grévistes du cimetière doivent décider aujourd’hui en assemblée générale s’ils acceptent le recours à l’arbitrage pour dénouer l’impasse. Ça permettrait, enfin, leur retour au travail et la réouverture du cimetière.

Ils doivent accepter la nomination d’un arbitre. Parce qu’un cimetière n’est pas une banale usine de chaussures. On a affaire à des êtres humains, fragiles et vulnérables, qui vivent le pire moment de leur vie. Je ne parle pas des morts, mais de ceux qui leur survivent.

Ces familles n’ont pas à faire les frais d’un conflit de travail qui s’enlise. Depuis le début, elles refusent de prendre parti. Tout ce qu’elles demandent, c’est qu’on cesse de négocier sur le dos des défunts.

Tout ce qu’elles veulent, c’est enterrer leurs morts en paix.

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Par endroits, les tombes disparaissent derrière le gazon non tondu.

Comme les autres, Nancy Babalis a trouvé un moyen d’entrer au cimetière. Tous les week-ends, elle visite la tombe de son fils Peter, mort à 13 ans d’une tumeur au cerveau.

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Nancy Babalis visite la tombe de son fils toutes les semaines, même si l’accès au cimetière est techniquement interdit.

Il aurait 23 ans, aujourd’hui. Mais pour Nancy Babalis, Peter aura toujours 13 ans. C’est pour ça qu’elle le visite toutes les semaines. « Il a encore besoin de sa mère. »

Tout ce qu’elle veut, c’est que les grilles s’ouvrent. Rien d’autre. « Je veux juste venir voir mon fils sans avoir à ramper dans la boue. »

« Même dans les pays en guerre, il y a des trêves pour permettre aux gens d’enterrer leurs morts, souligne Michael Musacchio. Il faut une sorte d’humanité. Sinon, pourquoi vit-on ? »

Lui aussi aimerait cesser de s’introduire au cimetière comme un criminel. Comme s’il faisait quelque chose de mal.

Il veut juste faire son deuil.