Thomas Walsh se souvient de ce dimanche de juillet 2013, quand Tracey Harding l’a appelé. Il la connaissait bien : elle était l’instructrice de natation de ses enfants.

Mais l’avocat ne savait pas qu’il y avait un lien entre elle et la tragédie qui était partout dans les médias. Son frère, Thomas, était le conducteur du train qui a fait brûler Mégantic et tué 47 personnes. « Le dernier homme à avoir touché à la locomotive » était au centre d’une enquête policière.

Walsh, maintenant retraité, a été un des avocats les plus réputés à Sherbrooke. Mais cet été-là, à 69 ans, il était au fond du tonneau. Ses passes d’armes avec la Sûreté du Québec, ses superprocès et ses ennuis avec le Barreau pour avoir dépassé les bornes de la courtoisie plus d’une fois l’avaient usé. Il tentait péniblement de sortir d’une profonde dépression.

« Ça m’a redonné toute mon énergie, le goût de me battre immédiatement, comme une pilule magique. »

L’enjeu sautait aux yeux : on allait faire porter par un homme le poids d’une tragédie pour une faute survenue à la fin d’une longue chaîne de négligence historique, criminelle, par une compagnie qui s’en tirait indemne.

« Le président de la Montreal, Maine & Atlantic nous a fait une grande faveur en venant à Mégantic pour montrer aux gens quel genre de gars il est », dit l’avocat, 10 ans plus tard, et 5 ans après l’acquittement de Tom Harding.

Quel genre ?

« Le genre qui achète des compagnies ferroviaires, les déshabille, diminue leurs coûts et les revend. Dix ans plus tard, ça n’a pas vraiment changé : ces compagnies s’intéressent uniquement au bénéfice. Regardez ce qui s’est passé à East Palestine, en Ohio. »

Le 3 février, un train long de près de 3 km a déraillé dans ce village. Des produits chimiques ont été déversés, un incendie a duré deux jours et les terrains sont contaminés.

À l’enquête publique qui a suivi, on a appris comme par hasard que la société ferroviaire avait réduit considérablement le nombre d’inspecteurs et les critères d’inspection des wagons contenant des produits dangereux – une inspection en 12 points au lieu de 90 à 105. C’est ainsi que les wagons ont passé le test de trois inspections, même s’ils étaient dangereux.

Telles étaient « les nouvelles normes de l’industrie ».

Dans le cas de Mégantic, les rails comme les locomotives étaient sous-entretenus. Transports Canada avait accepté des équipages d’un seul conducteur (c’est revenu à deux depuis pour les convois de matières dangereuses). Et personne ne semble s’être inquiété du fait que tout d’un coup, au lieu de planches de bois et de produits agricoles, ces trains transportaient du pétrole en immense quantité.

Tout cela est exposé dans le rapport du Bureau de la sécurité des transports, et fort bien expliqué dans l’excellente série de Philippe Falardeau (Lac-Mégantic : ceci n’est pas un accident, Vrai), basé notamment sur l’ouvrage d’enquête d’Anne-Marie Saint-Cerny.

Tom Walsh avait avisé les avocats du DPCP : si, ou plutôt quand ils accuseraient son client, il se rendrait sans problème à la Sûreté du Québec.

Mais au lieu de ça, sous prétexte de prévenir un suicide, les policiers ont décidé d’envoyer l’escouade tactique, avec tout le bazar paramilitaire que ça implique.

Harding et son fils étaient dans leur cour à Farnham, un matin de mai 2014, en train de réparer un bateau. Ils ont été couchés au sol, menottés. Puis on les a fait défiler devant le palais de justice de Sherbrooke. MWalsh ne leur pardonne pas.

« Je n’en veux pas à la Couronne pour les accusations, il y a énormément de pression sur eux quand il y a autant de morts tragiques. D’une certaine façon, ils n’avaient pas le choix. Le problème est toujours le même, cependant, quand il y a un accident mortel : au lieu de faire une analyse objective des causes, on se concentre sur les conséquences. Et dans ce cas, elles étaient immenses.

« M. Harding a commis une faute, c’est indéniable. Mais pas d’une nature telle qu’elle le rend coupable de négligence criminelle. »

Il n’a pas suivi les prescriptions du manuel, qui exige qu’on applique plus de freins sur un train stationné. Mais c’est comme ça que les choses se faisaient en pratique. En pratique, quelques freins faisaient l’affaire. On ne pouvait donc pas prouver « hors de tout doute raisonnable » que sa conduite avait été à ce point déviante.

Harding s’est reconnu coupable d’infractions fédérales pour ces manquements et a été condamné à six mois de prison à domicile, avant d’être jugé pour négligence criminelle.

Je pense que le jury a vu qu’il n’essayait pas d’échapper à ses responsabilités, mais qu’on lui en faisait porter beaucoup trop. La négligence, ça commence au sommet de la pyramide.

Thomas Walsh, qui représentait le conducteur de train Thomas Harding

« Il a reçu beaucoup d’appui de la population, même de Mégantic. Il recevait des cartes, des lettres de purs inconnus. Il n’y avait pas d’hostilité, on sent ces choses-là dans les corridors du palais. » Le syndicat des Métallos, qui a aussi collecté des fonds pour la Croix-Rouge de Mégantic, a soutenu Harding.

« Chaque jour, son frère, qui travaille aussi dans les chemins de fer, comme leur père, partait de Cornwall après son quart de nuit, faisait trois heures de route et s’assoyait dans la salle d’audience. »

Au procès, tout le monde a su aussi que Tom Harding avait participé aux manœuvres de sauvetage, aidant à retirer les wagons qui n’avaient pas explosé, mais qui menaçaient de le faire à tout moment.

« Ç’a aidé à montrer le genre de personne qu’il est. Il ne s’est pas caché. Il a été submergé par cette tragédie. Il y pensait sans cesse. Sa seule excuse, c’était : je croyais que ça tiendrait… »

Harding n’a présenté aucune défense, au procès. MWalsh et ses collègues Charles Shearson, qui a plaidé pour Harding, et Marc-Olivier Perron, avaient confiance.

Je n’étais pas nerveux, je savais que le jury avait compris. La MMA a réduit ses coûts au point d’être négligente, Transports Canada a changé les règlements, et on a laissé faire. On est tous un peu responsables, d’une certaine façon.

Thomas Walsh

Deux autres collègues de Harding, qui étaient aux postes de contrôle, ont aussi été accusés et acquittés. « Je me demande encore si la stratégie n’était pas d’avoir deux autres accusés loin des évènements pour faire condamner Harding… »

Après son acquittement, ce dernier a fait sa seule intervention publique en lisant un texte : « Je ne trouve pas les mots pour exprimer toute ma sympathie envers les familles des victimes. Je suis profondément désolé pour ce qui s’est passé. »

Il n’y a pas de mots en effet.

« Tu ne peux jamais dire la bonne chose. C’est beaucoup trop horrible, ce qui est arrivé », dit Thomas Walsh.

Beaucoup trop pour un seul homme.