Quand l’assassin d’Abraham Lincoln est tué d’une balle au cou dans une ferme de la Virginie le 26 avril 1865, il cache une traite bancaire dans la poche de sa veste. Elle est signée par Henry Starnes. Ex-maire de Montréal, député de Châteauguay et banquier ami des Sudistes.

Ce n’est pas le seul lien avec le Canada.

Le soldat qui menait la traque à l’assassin John Wilkes Booth se nommait Edward P. Doherty. Natif de Wickham, ce fils d’immigrants irlandais s’était enrôlé avec l’Union par soif d’aventure et par dégoût de l’esclavagisme.

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Edward P. Doherty

Cet épisode est raconté dans The North Star, passionnant récit historique de Julian Sher. « Les parcours choisis par Starnes et Doherty, c’est un peu le thème du livre. Ça montre qu’on a toujours un choix à faire. C’était vrai à l’époque de la guerre civile américaine et ça l’est encore aujourd’hui avec les injustices sociales », explique le journaliste émérite.

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La traite bancaire que John Wilkes Booth portait dans la poche de sa veste à sa mort

Malheureusement, ce livre essentiel n’a pas encore été traduit en français.

L’autre thème évident de The North Star, c’est le rôle méconnu du Canada durant ce sombre épisode.

Le titre fait référence à l’image du gentil voisin, ce modèle progressiste qui brille au nord. Elle n’est pas tout à fait fausse. Grâce au « Chemin de fer clandestin », plus de 30 000 esclaves noirs ont franchi la frontière pour gagner leur liberté. De nombreux volontaires – entre 30 000 et 50 000, en plus des 15 000 Canadiens français qui s’étaient expatriés en Nouvelle-Angleterre – ont aussi combattu au sein des troupes de Lincoln. Dans son livre, Sher parle de destins improbables comme celui d’Emma Edmonds, femme du Nouveau-Brunswick qui se fait passer pour un homme afin d’intégrer l’armée unioniste en tant qu’infirmier puis espion.

« Le côté positif, on l’a appris à l’école et c’est très bien, dit Sher. Mais ce n’est qu’une partie de l’histoire… »

Officiellement, le Canada était neutre. En réalité, il avait les mains sales. Le clergé – tant anglophone que francophone – appuyait les états esclavagistes. La quasi-totalité des journaux aussi. Tout comme deux futurs premiers ministres du pays et un chef de police de Montréal, entre autres…

Quand Julian Sher étudiait en histoire à McGill au début des années 1970, il a remarqué une étonnante plaque devant le magasin La Baie.

On y lisait : « À la mémoire de Jefferson Davis, président des États confédérés qui séjourna en 1867 au domicile de John Lovell […] ».

« Je me suis dit : “Qu’est-ce que c’est que ça ? Pourquoi a-t-on a mis cette plaque ici ? Et pourquoi est-elle encore là” ? », se souvient-il.

Quelques décennies plus tard, il a trouvé les réponses. Elles sont troublantes.

Dans son dernier discours annuel au Congrès en 1864, le président Lincoln s’impatientait face aux « assauts et déprédations commis par des personnes désespérées qui sont hébergées là-bas ». C’est-à-dire au nord de la frontière.

La présence des sécessionnistes ne s’y expliquait pas seulement par la proximité géographique. Ils y trouvaient aussi de précieux alliés.

Fidèles à l’Empire britannique, le Haut et le Bas-Canada maintiennent des liens commerciaux avec les Confédérés. Pour s’enrichir, et parfois aussi par sympathie pour la cause.

Quand le navire de guerre Tallahassee accoste à Halifax pour être réparé, une fanfare locale joue Dixie pour l’équipage. « Ils haïssent les Yankees autant que nous », constate un soldat à son arrivée.

Les agents de Jefferson Davis profitent de la même hospitalité. L’archevêque d’Halifax les invite chez lui. La cause sécessionniste mérite « le respect et la sympathie du monde entier », proclame l’homme de foi.

Le clergé se méfiait des valeurs égalitaires promues par Lincoln. Il prônait le respect des traditions. Il voulait une société où chacun reste à sa place…

Julian Sher, auteur de The North Star

Ces appuis se retrouvent aussi dans la vaste majorité des journaux comme The Gazette, le Toronto Leader, La Minerve et Le Courrier du Sud. « En fait, il est plus facile de citer les rares qui appuient Lincoln, dit Sher. C’était surtout le Globe. »

À Windsor, à St. Catharines et à Niagara aussi, l’accueil sera favorable. Mais c’est dans les deux métropoles que les Sudistes concentrent leurs activités.

« Montréal était comme Casablanca durant la Seconde Guerre mondiale : un nid d’espions. Il y avait de 300 à 500 agents confédérés », écrit Sher. Toronto était un repaire tout aussi fréquenté. Son Queen’s Hotel débordait de gens qui monnayaient des renseignements et ourdissaient des complots.

En 1864, le moral des sécessionnistes est au plus bas. Le tiers de l’armée est mort à la bataille de Gettysburg et des milliers de soldats croupissent en prison.

Jefferson Davis prend la plume. Il demande à Jacob Thompson, ex-secrétaire de l’Intérieur des États-Unis qui s’est rallié au Sud, d’ouvrir un bureau secret au Canada. Un budget de 16 millions de dollars (en valeur d’aujourd’hui) est débloqué.

Sympathie pour les Sudistes

Cette histoire, les spécialistes la connaissent. Sher la vulgarise avec brio en faisant vivre ses héros et leurs ennemis.

Pendant des mois, il a fouillé des archives à Montréal, à Toronto ou encore à Washington. « Je cherchais des documents où les personnages livrent leur version, dans un journal intime, des lettres ou un livre. Je voulais construire un récit en les laissant parler, comme si je les interviewais. »

Il a aussi consulté des centaines de photos afin de décrire les lieux comme le mythique St. Lawrence Hall de Montréal, à l’angle des rues Saint-Jacques et Saint-François-Xavier.

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Le St. Lawrence Hall. Selon la légende, c’était le seul hôtel au Canada à servir un mint julep, boisson populaire dans le sud des États-Unis.

C’est dans cet hôtel que le bureau secret sera établi. D’importantes figures sudistes y séjournent, comme l’ex-secrétaire à l’Intérieur Jacob Thompson, le sénateur Clement Clay et un riche Mississippien, Luke Blackburn. Ce bon docteur revenait d’un séjour aux Bermudes où il avait aidé à combattre bénévolement une épidémie de fièvre jaune. Même si son travail y était apprécié, ses manies étonnaient – il laissait des malades suer dans leurs vêtements, puis il les déshabillait.

En fait, il collectionnait des échantillons… Ces morceaux de linge et de draps sont placés dans une boîte qu’il renverra au Canada. Son plan : les expédier ensuite chez l’ennemi. Cette tentative de bioterrorisme échouera. On ignorait alors que la fièvre jaune se propageait par l’entremise d’un moustique, et non par des sécrétions humaines.

  • Le banquier, député de Châteauguay et ex-maire de Montréal (1856-1858 et 1866-1968) Henry Starnes. Il sera aussi impliqué dans le scandale du Pacifique, qui provoqua la chute du gouvernement de John A. Macdonald.

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    Le banquier, député de Châteauguay et ex-maire de Montréal (1856-1858 et 1866-1968) Henry Starnes. Il sera aussi impliqué dans le scandale du Pacifique, qui provoqua la chute du gouvernement de John A. Macdonald.

  • La succursale montréalaise de l’Ontario Bank, dont Starnes était le dirigeant

    PHOTO FOURNIE PAR LE MUSÉE MCCORD STEWART

    La succursale montréalaise de l’Ontario Bank, dont Starnes était le dirigeant

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À Montréal, ces Sudistes ne manquent pas d’argent. La banque d’Henry Starnes leur ouvre ses portes sur la place d’Armes, en face de la basilique Notre-Dame. Cet ex-maire de Montréal blanchira l’argent des esclavagistes pour financer leur guerre sale.

Alors que l’Union repousse les sécessionnistes, une brigade d’élite élabore un plan depuis Montréal. Une opération de guérilla sera lancée à partir du nord. La douzaine de raiders enfourchent des chevaux, galopent jusqu’à St. Albans, au Vermont, et pillent trois banques. Un innocent est tué.

À leur retour, ils sont arrêtés et incarcérés à la prison du Pied-du-Courant, où chacun reçoit un traitement amical, comme le montre cette photo.

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Les raiders photographiés devant la prison du Pied-du-Courant en attendant leur premier procès.

Le chef de police de Montréal, Guillaume Lamothe, collabore avec les accusés en leur redonnant l’argent volé. Il aidera aussi d’autres raiders à fuir la loi.

De grands avocats se portent volontaires pour défendre les raiders. L’un d’eux est John Abbott, alors député d’Argenteuil. Doyen de la faculté de droit de McGill, il deviendra maire de Montréal puis premier ministre du Canada.

L’enthousiasme d’Abbott, un conservateur, n’était pas atypique. Un autre conservateur et futur premier ministre, John A. Macdonald, vantait aussi le Sud, explique Julian Sher.

Il le cite dans son livre. « Quel brave combat mènent [les sécessionnistes] », lance un Macdonald admiratif, à la conférence de Charlottetown, celle qui mènera à la naissance officielle du Canada trois années plus tard.

Au moment du raid, un autre illustre visiteur se repose au St. Lawrence Hall : John Wilkes Booth. Acteur célèbre, il jouera un billard avec le champion local, Joseph Dion. Il profère alors des menaces cryptiques contre Lincoln – le plan initial était de le kidnapper.

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John Wilkes Booth, célèbre acteur et assassin d’Abraham Lincoln

Une année plus tôt, en novembre 1863, il avait joué la pièce Marble Heart au Ford Theatre devant le président. Il le fixait agressivement en déclamant ses répliques.

« On dirait qu’il te regarde », fait remarquer une amie de Lincoln.

« Il est bon, n’est-ce pas ? », lui répond-il.

Wilkes Booth passera 10 jours à Montréal en 1864. Au printemps suivant, le 14 avril 1865, il retournera au même théâtre pour tirer une balle derrière la tête du président.

Pendant que l’assassin fuit vers le sud, un de ses complices américains, John Surratt, fait le chemin inverse. Pour échapper aux autorités, il se rend à Montréal. Il est reçu par le père Larcille Lapierre, un proche de monseigneur Bourget. Le religieux organise la cavale. Il déguise le fugitif en chasseur et l’assoit dans un canot pour atteindre Saint-Liboire, où un autre curé l’attend. Sa fuite le mènera jusqu’au Vatican, où il se joint aux Zouaves.

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Jefferson Davis, avec son épouse, qui passe de bons moments à Montréal après la guerre civile américaine

Le plus troublant dans le livre de Sher, c’est que la sympathie pour les Sudistes a peu diminué après leur défaite. C’est chez nous que Jefferson Davis a décidé de venir après sa libération en 1867. Il a séjourné à Niagara, à Toronto, à Lennoxville et enfin à Montréal chez Lovell, un éditeur anglophone. Partout, il s’étonnait de « l’hospitalité » des gens.

En 1914, le chef des raiders de St. Albans, Bennett Young, était l’invité d’honneur d’une réception au Ritz Carlton. The Gazette se réjouissait que les « plaies de la guerre civile américaine étaient guéries ».

« Les Noirs victimes de racistes ne devaient pas penser la même chose », ironise Julian Sher.

En 2017, quand des villes américaines déboulonnaient des monuments à la mémoire des esclavagistes, il s’est souvenu de la plaque de Jefferson Davis vue durant ses études. Il a appelé sa fille journaliste à la CBC. « Va voir si la plaque est encore là… »

L’histoire a fait les manchettes. Et quelques années plus tard, grâce au livre de Julian Sher, toute la population peut comprendre la laideur de ce qui était caché tout ce temps devant elle.