Que serait un mariage ou toute autre fête sans une petite bagarre autour du gâteau ? C’est l’avant-spectacle offert grâce au choix d’Émile Bilodeau comme tête d’affiche de la fête nationale sur les plaines d’Abraham.

Le Petit Robert définit ainsi le mot nation : « groupe humain assez vaste qui se caractérise par la conscience de son unité et la volonté de vivre en commun ». Le Québec correspond à ces modestes critères. Cela n’empêche pas les humains qui y vivent de ressentir le besoin, pour citer Jean Leloup, « de s’égorger au moins une p’tite fois d’temps en temps ».

Pour gérer cette pulsion collective, deux stratégies existent. La première, curative, consiste à unir le peuple autour de figures rassembleuses. La deuxième, un traitement expérimental, est de mettre ces tensions en scène en espérant que quelque chose de beau en ressorte.

Le Mouvement national des Québécois, qui organise l’évènement, a osé cette option en nommant Émile Bilodeau. Il est l’incarnation des mutineries entre indépendantistes. Incarnation comme dans : artisan enthousiaste. Militant de Québec solidaire, il qualifie le chef du Parti québécois (PQ) de « pleurnichard » et souhaite sa disparition. « Il faut que le PQ meurt [sic] pour qu’il y aille [sic] une opposition souverainiste », a-t-il déjà écrit.

Jusqu’ici, si vous bâillez, c’est correct.

Sur l’échelle locale du controversomètre, on atteint un pointage de 3,5 sur 10.

Car Bilodeau ne livrera pas le discours patriotique. Ce rôle symbolique a été confié à la comédienne Léane Labrèche-Dor.

Il participe seulement au volet musical. Dans la tradition du genre, des artistes partageront la scène pour quelques collaborations inédites. Les concepteurs ont imaginé un spectacle autour de la guitare, avec Bilodeau comme pivot entre les tableaux.

C’est ici que l’histoire devient franchement… Comment dire ? Quel mot est synonyme à la fois de « compliqué » et « inutile » ?

En marge de chaque fête nationale sur les Plaines, une cérémonie privée est organisée pour les organisateurs et commanditaires. La tête d’affiche musicale y prononce un petit mot. Des représentants des partis politiques sont également invités à offrir un bref laïus.

La conjointe du chef du Parti québécois est sur le point d’accoucher. Méganne Perry Mélançon, porte-parole nationale et ex-députée de Gaspé, devait donc représenter le parti.

Mme Perry Mélançon a fait le calcul suivant : rouler 1400 kilomètres pour parler 90 secondes et partager la scène avec quelqu’un qui insulte son parti, ça ne vaut pas la peine.

Elle a passé son tour. Rien de plus. Le PQ n’a pas demandé que Bilodeau soit désinvité.

C’est là-dessus qu’on se déchire : pour savoir qui livrera un discours moins long qu’une pause-pipi, en coulisses devant un public confidentiel.

L’affaire est néanmoins instructive, car elle révèle la désunion des indépendantistes et le rôle des artistes dans la cause.

À Tout le monde en parle, Jacques Parizeau avait eu cette réponse étonnante. De quoi la cause indépendantiste a-t-elle besoin ? « D’artistes », avait-il répondu.

On ne fait pas un pays pour récupérer des points d’impôt. Ce geste de rupture vient des tripes. Pour donner aux Québécois cette envie de liberté, l’art est irremplaçable, jugeait l’ex-premier ministre.

On ne peut pas en même temps reprocher aux artistes leur démission politique et déplorer leur engagement. Si on n’invitait que les figures consensuelles, il en manquerait pour les quelque 600 spectacles de la fête nationale. Avec de tels critères, par exemple, Loco Locass n’aurait jamais rappé sur les plaines d’Abraham. Et que dire d’anciennes têtes d’affiche comme Paul Piché et Éric Lapointe, qui ont déjà fait campagne avec le PQ.

Reste que la fête nationale n’est pas n’importe quel spectacle. L’organisation demande aux musiciens de ne pas trop la politiser, afin de rassembler les Québécois. Quand Bilodeau a mis en 2020 son macaron anti-loi 21, il a fait le contraire.

On ne veut pas des artistes fades et dociles. Une chanson n’est pas une intervention en commission parlementaire. Mais si l’irrévérence fait partie de l’art, certains la maîtrisent mieux que d’autres.

Bilodeau semble plus doué pour picosser ses rivaux. Reste que contrairement aux apparences, tout le monde peut avoir du plaisir à ce jeu.

Depuis son élection comme chef, M. St-Pierre Plamondon ne laisse pas passer une seule critique. Ses adversaires disent qu’il joue la victime. Il rétorque que son parti n’accepte plus le salissage. Et chose certaine, il fait parler de lui.

Mme Perry Mélançon a tenu à publiciser sur Facebook son refus de parler quelques secondes dans cette cérémonie privée. Une heure plus tard, M. Bilodeau la narguait déjà avec cette mise en garde : « si vous voulez me canceler, je vous propose d’aller voir ce que font les républicains aux USA »…

Si le PQ est tant vexé, c’est aussi parce que cette chicane estivale montre qu’il perd le monopole des artistes – les étoiles montantes comme Klô Pelgag chantent plutôt pour Québec solidaire.

Lors du dernier débat des chefs, Paul St-Pierre Plamondon et Gabriel Nadeau-Dubois défendaient souvent des positions semblables, avec un égal aplomb. Des électeurs se sont mis à rêver : et s’ils unissaient leurs forces ? Mais six ans après le rejet de la tentative d’alliance, ce projet semble plus que jamais impossible. Leurs militants se haïssent, et ça se reflète jusqu’à la fête nationale.