Jeudi soir, mon ami Stéphane et moi arrivons au Centre Bell.

C’est le dernier match de la saison : Canadien-Boston. Stéphane et moi, nous nous connaissons depuis nos années d’études à la faculté de droit. La première fois qu’on a regardé notre sport national ensemble, c’était le septième match de la série Canadien-Hartford, en 1986. Claude Lemieux avait compté le but gagnant, en prolongation. Dès lors, on s’est dit qu’on portait bonheur au Tricolore. On s’est donc donné rendez-vous pour tous les matchs cruciaux de ce printemps-là. Et notre magie a opéré, le Canadien a remporté, contre toute attente, la Coupe Stanley !

Depuis, notre moyenne au bâton n’est pas mal, malgré les dernières décennies décevantes de notre club préféré. Les parieurs de Bet99 devraient donc miser, ce soir, sur le CH contre la meilleure équipe de la Ligue nationale, puisque les Steph sont réunis, pour cette ultime rencontre. Pas si vite. Gagner, ce n’est plus ce que c’était. Si le Canadien remporte le match, il ne gagne rien. Il est déjà éliminé. Écarté. En revanche, si le Canadien perd le match, il gagne quelques chances de plus de remporter la loterie Connor Bedard.

PHOTO HEYWOOD YU, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Connor Bedard joue pour les Pats de Regina, dans la Ligue de hockey de l’Ouest.

Connor Bedard, la prochaine grande star du hockey. L’équipe qui mettra la main dessus, en juillet, sera aussi heureuse que l’équipe qui mettra la main sur la Coupe Stanley, quelques jours avant. Connor Bedard, ce n’est pas seulement un grand moment d’extase, ce sont des centaines de moments d’extase que son jeu donnera aux partisans. Connor Bedard, c’est plus qu’un joueur surdoué, c’est une attraction.

Les attractions sont rares. Paris a la tour Eiffel, New York a l’Empire State Building, une équipe de la LNH aura Connor Bedard. Et si c’était nous ?

Lucas Condotta vient de marquer. Non, on n’est pas à un match du CF Montréal. Lucas Condotta joue avec le Canadien. Depuis ce matin. On l’a rappelé de Laval, en raison de la blessure de Mike Hoffman. Est-il le meilleur joueur à Laval ? Non, loin de là. Je sais, normalement, une équipe de la grosse ligue rappelle le meilleur joueur de son club-école. Nous, on a fait le contraire. On a envoyé le meilleur compteur du Canadien depuis janvier, Raphaël Harvey-Pinard, à Laval pour l’aider à se tailler une place en séries. Et on a rappelé un joueur dont l’absence ne nuira pas aux chances du Rocket. Je sais, c’est illogique. Et savez-vous ce qui est encore plus illogique ? C’est que l’illogisme vient de compter un but.

Les gens sont debout, applaudissent à tout rompre. On ne devrait pas. Because Bedard. Mais c’est plus fort que nous. Ça fait 100 ans qu’on est programmés à être heureux quand le Canadien compte un but, surtout contre Boston.

Six minutes plus tard, Trent Frederic compte pour les Bruins. Normalement, quand un adversaire inscrit un but contre les locaux au Centre Bell, un grand silence de déception émane des gradins. Ce soir, c’est un grand silence de soulagement. Plus léger, moins lourd.

C’est la première fois que je vis ça. Assister à un match Canadien-Boston et être indifférent au score. Si on compte, c’est l’fun. Si les Big Bad Bruins comptent, c’est l’fun aussi. Vivement que Connor Bedard soit repêché pour qu’on arrête de jouer avec notre tête. Pour qu’une victoire nous comble de joie. Pour qu’une défaite nous mette en ta.

Le match est terminé. Compte final : 5-4 pour les autres. Stéphane et moi, on se regarde. C’est aussi ben de même. Cette défaite n’altérera pas nos attributs de porte-bonheurs. Au contraire.

Cérémonie spéciale sur la patinoire. Les joueurs du Canadien remettent à des fans, choisis au hasard, leurs chandails. Tous les blessés sont là. Même Carey Price. Si on jouait un match Blessés c. Valides, je parierais sur les Blessés.

Quelle drôle d’année ! Jamais vécu une comme ça. Et on n’en revivra pas une de sitôt. Car l’an prochain, il n’y aura plus de prix Coco pour les perdants. Il n’y aura plus la confiture Bedard pour faire avaler la merde de la médiocrité.

Une saison sans queue ni tête. Où la tête était inaccessible. Et où la queue n’était pas une queue, mais le début de quelque chose.

31 victoires, 45 défaites et 6 défaites en prolongation ou en tirs de barrage, une fiche humiliante. Et pourtant, on aime le coach, on adore Caufield, on trippe sur Suzuki, on capote sur Raphaël, on croit en nos jeunes défenseurs, pis Montembeault, y fait bien ça. Sans oublier Dach et Slafkovsky, qui vont être ben bons. On nous disait les partisans les plus exigeants du monde du sport, on est rendus aussi complaisants qu’un fan club de boys band.

Geoff, Jeff, Kent, Martin, Chantal, profitez-en, ça ne durera pas. Et c’est mieux ainsi. Pour vous aussi.

Stéphane et moi, on sort du Centre Bell, après une défaite contre le rival de toujours, Boston, et on est aussi zen que si on venait de voir une pièce à La Licorne. Ce n’est pas normal.

Vivement que l’enjeu revienne. Vivement que les défaites fassent mal.

Ne nous demandez surtout pas d’être patients. Un partisan n’est pas patient. Un partisan est passion.

Souhaitez qu’elle soit de retour. Souhaitez que notre passion vous mette de la pression.

Car les patients au Centre Bell, ce sont les absents. Les fauteuils vides. Les passionnés sont vos clients.

Si vous voulez nous garder, arrangez-vous pour que la défaite nous affecte, vous affecte. Comme elle affecte les gagnants.