C’est plutôt embarrassant pour un gouvernement qui se dit très soucieux de la francisation des immigrés de faire le contraire de ce que lui recommandent les experts qu’il a lui-même mandatés pour étudier à fond la question et le conseiller.

C’est plutôt embarrassant, mais c’est pourtant ce qui est arrivé avec certaines mesures contenues dans la loi 96.

Pour que la francisation des nouveaux arrivants les plus vulnérables se fasse le mieux possible, la première chose à faire est de veiller à leur bien-être afin qu’ils soient dans de meilleures conditions d’apprentissage. Il faut d’abord leur donner du temps. Le temps « de s’installer, de se déposer » avant de commencer leurs cours.

Voilà la toute première recommandation d’un rapport de recherche demeuré caché, que j’ai obtenu en vertu de la loi sur l’accès à l’information (*), le gouvernement Legault ayant refusé de le rendre public dans la foulée des débats entourant la loi 96.

J’ai déjà évoqué l’existence de ce rapport « invisible », remis en avril 2021 au ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI), dont les recommandations vont à l’encontre de la loi 96 (1). Rappelons que cette mise à jour de la loi 101 impose un délai de six mois au-delà duquel les nouveaux arrivants ne pourront se faire servir par l’État dans une autre langue que le français, sauf si « la santé, la sécurité publique ou les principes de justice naturelle l’exigent » — des exceptions dont la portée exacte reste à préciser.

Le projet de recherche d’envergure, mené par Garine Papazian-Zohrabian, professeure au département de psychopédagogie et d’andragogie de l’Université de Montréal, montre bien en quoi ce délai de six mois est aussi irréaliste qu’inhumain pour les immigrés les plus vulnérables.

Photo MICHEL DESROCHES, FOURNIE PAR MME PAPAZIAN-ZOHRABIAN

Garine Papazian-Zohrabian, professeure au département de psychopédagogie et d’andragogie de l’Université de Montréal

Lorsque j’ai demandé le mois dernier au MIFI de m’envoyer l’étude en question, on a refusé sous prétexte qu’elle avait été faite « à des fins administratives ».

On comprend assez vite en allant lire le rapport de 148 pages là-haut sur sa tablette cachée que ce n’est peut-être pas tant pour des raisons administratives que pour des raisons politiques qu’on l’a placé à l’abri des regards indiscrets.

Au cabinet du ministre responsable de la Langue française, Simon Jolin-Barrette, on prétend qu’il n’y a « pas d’incohérence » entre les recommandations du rapport et le délai de six mois prévu dans la loi 96. Ce n’est pas la lecture que j’en fais ni celle de la professeure Papazian-Zohrabian qui, comme moi, est en faveur d’une meilleure francisation. « Je comprends parfaitement le besoin de renforcer le français et d’en faire la langue commune publique. En même temps, il faut prendre les bons moyens pour le faire. Des moyens respectueux envers ces populations vulnérables. »

La règle des six mois ne respecte pas ces critères, même si certains estiment que c’est déjà « généreux » comparé aux modèles plus assimilationnistes de la France ou d’autres pays d’Europe. C’est oublier que le Québec est en avance sur l’Europe à cet égard. Imiter l’Europe ne nous fait pas avancer sur la voie de l’intégration harmonieuse, bien au contraire.

Si la francisation était vraiment importante aux yeux du gouvernement, on aurait compris en lisant cette étude que les réfugiés qui arrivent ici avec leur lot de traumatismes et tentent de survivre dans la précarité ont besoin de plus de temps, de flexibilité et de soutien pour pouvoir apprendre une nouvelle langue.

On aurait écouté les professeurs de francisation qui témoignent de la difficulté d’enseigner à des gens qui fuient la guerre, préoccupés par le sort de leur famille laissée derrière. On aurait écouté encore ces enseignants qui déplorent la rigidité ministérielle et le manque de temps et de ressources adaptées. « De manière générale, le programme n’est pas assez long à mon avis », dit l’un d’eux en précisant que c’est « un peu fou » de penser qu’une personne analphabète peut devenir fonctionnelle en français en une seule année.

Si la francisation était importante, on aurait soutenu et valorisé davantage les enseignants au bout du rouleau dont c’est la mission. Comme ce professeur qui explique l’énergie qu’il faut pour enseigner à des gens en détresse : « Ça te brûle parce que tu es en train de gérer plusieurs feux à la fois, OK ? »

Si la francisation était importante, on aurait compris que d’être inflexible avec un réfugié qui ne maîtrise pas assez bien le français après six mois pour discuter des difficultés scolaires de son enfant ou de son droit à ne pas être exploité ne rend service à personne. Ni au réfugié lui-même, ni à son enfant, ni même à la société québécoise qui souhaite que ces gens puissent s’intégrer en français. De manière humaine et efficace.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

1. Lisez la chronique « Vous avez six mois (bis) »