Imaginez qu’une guerre, une vraie, éclate au Québec. Dans l’urgence, à contrecœur, vous êtes forcés de vous exiler avec vos enfants. L’Allemagne est le seul pays qui pourrait peut-être vous accueillir. Vous ne parlez pas un mot d’allemand, mais vous êtes prêts à apprendre. Pensez-vous vraiment qu’après six mois, même avec toute la bonne volonté du monde, vous allez maîtriser parfaitement la langue ?

Je ne sais pas pour vous. Mais moi… non. J’ai beau avoir fait un an d’allemand au cégep, ça ne fait pas exactement de moi une germanophone. Si j’avais fait une année d’immersion en Allemagne, je maîtriserais sans doute mieux la langue. Mais certainement pas assez bien pour discuter en allemand des problèmes scolaires que pourraient avoir mes enfants ou des traumatismes qu’ils pourraient avoir vécus durant leur fuite.

Aussi irréaliste que cela puisse paraître, c’est le genre d’exigences qui pourraient s’imposer aux personnes immigrantes et réfugiées, avec le projet de loi 96.

Cette réforme de la loi 101 propose d’interdire aux employés du secteur public de communiquer avec les personnes qu’elles servent dans une autre langue que le français, sauf exception. Les exceptions incluent la communication avec des citoyens ayant fréquenté l’école primaire en anglais au Canada, avec des autochtones ou avec des immigrants qui, durant leurs six premiers mois au Québec, auraient besoin de services d’accueil. Une exemption, dont la portée exacte n’a pas été précisée par le ministre Simon Jolin-Barrette, est par ailleurs prévue « lorsque la santé, la sécurité publique ou les principes de justice naturelle l’exigent ».

Aussi inquiétant soit-il, ce volet du projet de loi 96, qui pourrait mettre en péril l’accessibilité et la qualité des services offerts aux nouveaux arrivants, a suscité très peu d’attention médiatique. Peut-être parce que ceux qui risquent le plus d’en souffrir comptent parmi les plus vulnérables de la société. Le plus souvent sans voix, occupés à tenter de reconstruire leur vie, ils ne courent pas les manifestations.

Médecin de famille au CLSC de Parc-Extension, le DJuan Carlos Chirgwin fait partie de ceux qui s’inquiètent des nouveaux obstacles que le projet de loi 96 imposera à des gens qui font déjà face à leur lot d’obstacles.

« Je sais que le gouvernement essaie de nous dire : “Ne vous en faites pas, votre contact direct avec le patient ne sera pas affecté par la loi.’’ » Il sait, mais il demeure sceptique.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Le DJuan Carlos Chirgwin (à droite), en 2015

Dans son bureau, le DChirgwin fait parfois des consultations en espagnol lorsque c’est nécessaire. Il me cite l’exemple d’un demandeur d’asile mexicain, qui croyait devoir continuer de se rendre au boulot après avoir été blessé dans un accident de travail. « Il ne comprenait pas le système avec la CNESST. Il fallait que je lui explique. Il me disait : “Je ne peux pas manquer un jour de travail, parce que mon boss ne va pas me payer.” »

Le DChirgwin a pu l’aider en espagnol à faire les démarches nécessaires pour sa réadaptation et son retour au travail. La loi 96 ne l’empêchera pas de continuer à le faire. « Sauf que le plus grand problème, c’est que la santé, ça ne relève pas uniquement de ce qui se passe dans le bureau d’intervenants en santé. À un moment, le patient va sortir du bureau et ne pourra pas recevoir des services qui sont essentiels pour maintenir une bonne santé physique ou émotionnelle. La loi va affecter plusieurs autres situations où le patient, qui ne maîtrise pas le français, va essayer de recevoir des services, que ce soit pour son logement, la nourriture ou la garderie des enfants ». Et lorsque quelqu’un tombe entre les mailles du filet à cause des barrières linguistiques, c’est toute la société qui est perdante.

Dans le milieu de l’éducation, des intervenants qui travaillent au quotidien avec de nouveaux arrivants se demandent comment ils pourront continuer à bien faire leur travail sous la loi 96. « En éducation, ce serait particulièrement grave parce qu’il n’y a aucune exception prévue », observe Janet Cleveland, chercheuse sur les droits et la santé des demandeurs d’asile, réfugiés et migrants sans statut à l’Institut universitaire SHERPA.

Avec une coalition de professionnels et d’intervenants, Janet Cleveland a multiplié les démarches pour que les services publics essentiels soient exemptés. Mais deux mémoires et une lettre ouverte appuyée par 2500 personnes n’ont pas permis d’y arriver.

Lisez la lettre ouverte

« Des orthophonistes ou des orthopédagogues nous disent : quand on rencontre les parents d’un enfant qui est en difficulté à l’école et que les parents ne maîtrisent pas le français, c’est important que l’on puisse communiquer avec eux. Sinon, on ne peut pas aller chercher leur consentement éclairé et leur participation pour soutenir l’enfant. »

Une orthophoniste en milieu scolaire qui voudrait parler en espagnol aux parents hispanophones d’un élève au Québec depuis plus de six mois aurait-elle le droit de le faire ?

Dans une école privée, oui. Dans une école publique, non, car l’orthophoniste doit incarner l’exemplarité de l’État et donc prodiguer son service en français, m’explique-t-on au cabinet du ministre responsable de la Langue française.

Si l’employée ne respecte pas la loi, elle pourrait s’exposer à une dénonciation anonyme et à des sanctions.

Toutefois, rien ne l’empêche de recourir à un interprète si elle en sent le besoin, précise-t-on. Elle pourrait donc, en théorie, se compliquer la vie en toute légalité et faire indirectement ce qu’elle ne peut pas faire directement… Dans les faits, comme l’accès à des interprètes est déjà difficile, l’employée risque surtout de ne rien pouvoir faire du tout et de se retrouver devant un beau dilemme éthique. Mais au moins, rassurez-vous, elle aura été exemplaire aux yeux de l’État, car ce rien du tout aura été prodigué en français.

Loin de moi l’idée de m’opposer aux objectifs d’une nouvelle loi 101 permettant de protéger la langue française au Québec. Que le français devienne la langue commune de tous les Québécois, qu’ils soient ici depuis six mois ou six générations, je suis parfaitement d’accord. Mais je ne vois pas en quoi des dispositions qui ajoutent des barrières à des immigrants, des réfugiés, des demandeurs d’asile ou des grands-parents âgés parrainés par leurs enfants nous rapprochent de cet objectif.

Ma grand-mère, qui ne manquait pourtant pas de volonté de s’intégrer, ne maîtrisait pas parfaitement le français six mois après son arrivée au Québec. Mais elle a bien fini par apprendre. Et cela n’a pas empêché ses enfants, ses petits-enfants et ses arrière-petits-enfants de tous vivre et travailler en français aujourd’hui. Son cas est loin d’être anecdotique. Des exemples comme ceux-là, il y en a des milliers. Après des décennies d’avancées dans l’accueil des nouveaux arrivants au Québec, voir en des immigrés comme elle une menace au fait français en Amérique me semble un triste recul.