On parle souvent du chemin parcouru depuis le mouvement #metoo. Mais on oublie l’autoroute en sens inverse où des agresseurs filent à vive allure en rigolant, comme si de rien n’était, en laissant des victimes blessées au bord du chemin.

Direction : pouvoir. Toujours plus haut, toujours plus loin sur l’autoroute de l’impunité.

De temps en temps, grâce à de chics types comme Rénald Grondin, président de la FTQ-Construction qui a fini par démissionner jeudi à la suite des révélations de La Presse, on a droit à un petit rappel.

Voilà un patron qui, sous prétexte de vouloir « être proche » de sa secrétaire, l’a harcelée et agressée sexuellement pendant deux ans, de 2008 à 2010, alors qu’il était directeur général de l’Association des manœuvres inter-provinciaux, membre de la FTQ-Construction.

La victime, mère de famille monoparentale, a quitté son emploi, sombré dans la dépression et vit encore avec les séquelles des agressions qu’elle a subies. L’agresseur, lui ? Il s’en est tiré avec une promotion et n’a démissionné qu’une fois la chose révélée au grand jour par ma collègue Émilie Bilodeau.

L’affaire était pourtant bien documentée. Une décision de la Commission des lésions professionnelles datant de 2012 confirme, documents médicaux à l’appui, que l’on ne parle pas de simples ragots.

La juge Guylaine Moffet, chargée de déterminer si on était devant un « accident de travail », a dû souligner l’évidence : « Les gestes d’agression ne font pas partie du cadre de travail normal d’une secrétaire de direction. »

Eh non ! Se faire agresser par son patron n’est pas dans la description de tâches d’une secrétaire. Bienvenue au XXIsiècle… Un siècle où un patron qui veut « être proche de sa secrétaire » ne mérite ni d’être patron ni d’obtenir une promotion.

Il semble que Rénald Grondin l’ignorait et que la FTQ-Construction, pourtant gardienne du traitement juste et équitable de ses membres, l’ignorait aussi. Quoi ? Les femmes ont des droits ? Que se passe-t-il ? On n’est plus en 1950 ? Où s’en va le monde si on ne peut plus agresser sa secrétaire comme dans le bon vieux temps ?

Comment se fait-il que personne à la FTQ-Construction ne se soit préoccupé des squelettes dans le placard de Rénald Grondin avant que le squelette soit exposé à la une de La Presse ?

La FTQ-Construction a refusé ma demande d’entrevue, se contentant de publier un communiqué qui ne répond pas à la question.

Lors de l’élection d’un dirigeant, on procède à des enquêtes sur les antécédents des candidats, lit-on dans la déclaration. « Et aucune décision compromettante concernant Rénald Grondin n’était sortie. »

C’est possible et surtout très commode, si on se contente d’une recherche superficielle, que rien de compromettant ne sorte. Surtout si la chose compromettante que l’on pourrait trouver nous indiffère.

Ne pas savoir est une chose. Ne pas chercher à savoir en est une autre.

L’employeur de Rénald Grondin ne pouvait pas ne pas être au courant de cette affaire, car il a été appelé à donner sa version des faits auprès de la Commission des lésions professionnelles et a choisi de ne pas le faire.

C’est le genre de dossier qui, dans un boys club peu sensible à ces questions, peut vite passer dans la filière 13, souligne Rachel Chagnon, professeure au département des sciences juridiques de l’UQAM.

« Dans la mesure où ça ne préoccupe personne et que ça ne dérange personne, que personne ne lève un sourcil en disant : « Mon Dieu ! Ça se pourrait qu’il ait agressé quelqu’un ! On devrait creuser ça un peu », c’est sûr que cela a toutes les chances de passer entre les mailles du filet. »

Un employeur peut très bien mener sa propre enquête dans un tel cas, même s’il ne reçoit pas de plainte. En 2012, la Loi sur les normes du travail était déjà en vigueur. En vertu de cette loi, un employeur a l’obligation de fournir un environnement sain et exempt de harcèlement. Mais encore faut-il qu’il ait la volonté de le faire, au-delà de l’énoncé d’une belle politique ou de beaux communiqués.

« Pour la FTQ-Construction, le harcèlement sexuel et psychologique, c’est tolérance zéro. Nous savons que nous opérons dans une industrie à prédominance masculine avec un climat difficile pour les travailleuses et nous devons être un exemple pour tous et toutes », dit-on dans le communiqué publié jeudi, en promettant de « durcir » les enquêtes pour que cela ne se reproduise plus.

Si on le sait, pourquoi a-t-on fait comme si on ne le savait pas ?

Cette affaire montre bien que le discours selon lequel on va trop loin en matière de harcèlement et que cela brise des carrières est complètement surfait, observe la professeure Rachel Chagnon. « Si on a un employeur qui accorde peu d’importance à ce type de problèmes, ça va lui passer sous le nez et il ne verra jamais rien. »

Cette histoire rappelle de façon troublante le jugement de la Cour suprême Béliveau St-Jacques qui avait causé l’émoi en 1996, rappelle Rachel Chagnon. L’affaire concernait aussi le milieu syndical – une employée de la CSN victime de harcèlement de la part d’un supérieur. Depuis cette décision, les lésions causées par le harcèlement en milieu de travail relèvent de la Loi sur les normes du travail et peuvent être traitées comme des accidents de travail.

Si aucun milieu de travail n’est à l’abri du harcèlement, on note parfois dans le milieu syndical un syndrome du cordonnier mal chaussé, observe la professeure. « Je me permettrais même de penser que ces milieux-là partent de plus loin, parfois. Car comme ils sont pétris de cette culture de défense du travailleur, ils ne voient pas leurs angles morts. »

C’est l’impression que j’ai eue en voyant le fil Twitter de la FTQ-Construction jeudi, jour de commémoration des blessés et morts d’accidents de travail et jour de publication des révélations sur Rénald Grondin.

Le syndicat s’est fendu d’un tweet rendant hommage aux travailleurs et travailleuses qui ont perdu la vie ou ont été blessés en 2021. Cela aurait pourtant été une bonne occasion de rappeler que son propre président a gravement blessé une employée dans un « accident de travail » sur l’autoroute de l’impunité.

Une version précédente de ce texte contenait une erreur dans le nom de famille de Rachel Chagnon, professeure au département des sciences juridiques de l’UQAM. Le nom a été corrigé.