« Retenez les noms des génocides pour qu’en votre temps vous n’ayez pas les vôtres. »

Ce vers tristement prophétique de Gaston Miron, dans L’homme rapaillé, est cité au début d’un nouveau guide pédagogique mis à la disposition des élèves et des enseignants du secondaire pour aborder l’étude des génocides en classe.

Alors que la notion de génocide fait l’objet de débats en ce moment avec le conflit en Ukraine, cette heureuse initiative, pour laquelle se bat depuis plusieurs années la fille de survivants de l’Holocauste Heidi Berger, arrive à point nommé.

L’idée s’est imposée dans la tête d’Heidi Berger en allant à la rencontre d’élèves du secondaire pour témoigner de l’histoire de ses parents. Elle a été sidérée de constater que certains ne savaient pas qui est Hitler. Nombreux étaient ceux qui entendaient le mot « génocide » pour la première fois. Quant aux enseignants, si certains réussissaient fort bien à aborder d’eux-mêmes ce sujet complexe et délicat, à peine effleuré dans les manuels du cours Monde contemporain, d’autres craignaient de le faire, faute de temps et de ressources.

C’est pour pallier ce vide qu’Heidi Berger, à la suggestion d’un enseignant, a mis sur pied en 2014 la Fondation pour l’étude des génocides.

Sa mission : travailler main dans la main avec le gouvernement afin de veiller à ce que l’histoire des génocides et les étapes qui y mènent puissent être enseignées dans toutes les écoles secondaires.

Huit ans plus tard, elle peut dire mission accomplie. Le guide pédagogique Étudier les génocides a finalement été lancé cette semaine. Première initiative du genre au Canada, cet outil est le fruit d’un travail de longue haleine de Sabrina Moisan, professeure à l’Université de Sherbrooke, et de Sivane Hirsch, professeure à l’Université du Québec à Trois-Rivières, avec la collaboration de la fondation d’Heidi Berger, de nombreux spécialistes, d’enseignants et de descendants de survivants.

Heidi Berger est bien sûr ravie que ce guide ait finalement vu le jour et qu’il suscite des réactions enthousiastes chez les enseignants. « Je repense à toutes ces années de travail, à tous ces politiciens et ces journalistes qui m’ont dit : “Vous n’y arriverez pas ! Ce ne sera pas possible ! On ne sera jamais d’accord pour le faire !” Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que lorsqu’il est question d’étude des génocides, vous ne pouvez jamais dire non à un enfant de survivants de l’Holocauste. »

Le guide pédagogique, destiné avant tout aux classes de quatrième et de cinquième secondaire, pourra être utilisé tant dans les cours d’histoire que dans les cours d’éthique, de français ou d’anglais. Il regroupe neuf cas de génocides reconnus par les Nations unies ou par le gouvernement canadien. On y parle notamment de l’Holocauste, du génocide des Premiers Peuples au Canada, du génocide des Arméniens, que l’on commémorait dimanche, du génocide des Tutsis au Rwanda et du génocide des musulmans de Bosnie.

Pour chacun des génocides, on a fourni des témoignages de survivants qui permettent de donner un visage humain à la tragédie. En expliquant les étapes du processus génocidaire, on s’assure aussi d’éveiller chez les élèves l’esprit critique nécessaire pour comprendre le racisme et la haine qui peuvent y conduire, souligne Heidi Berger.

« Ce qui se passe dans le monde en ce moment montre que nous n’avons toujours pas tiré des leçons du passé quant aux conséquences de la haine et de l’intolérance. Comment résoudre ce problème ? Pour nous, l’éducation joue un rôle clé dans la prévention des génocides. L’étude des génocides nous enseigne les signaux d’alerte qui peuvent conduire à des meurtres de masse à travers les six étapes du développement d’un génocide. »

Même si le sujet est forcément lourd, il ne s’agit en aucun cas d’une feuille de route pour le désespoir. Pour chacune des étapes du processus génocidaire – catégoriser, déshumaniser, cliver, organiser, persécuter et mettre à mort, nier –, le guide cite des exemples de ce qui peut être fait tant par les citoyens que par les États pour éviter de répéter les erreurs du passé.

Les conceptrices du guide abordent le sujet avec une approche interdisciplinaire (histoire et éthique) et antiraciste, en mettant l’accent sur l’idéologie raciste à l’origine de tout génocide. Le guide cite des exemples très concrets de sophismes qui permettent l’expression d’un discours raciste. On pense par exemple à la victimisation de soi à l’œuvre lorsqu’un groupe dominant se déclare victime de cet Autre qui profite de « nous ». Ou aux discours de diabolisation de l’Autre, qui laissent entendre qu’une catégorie de citoyens (les étrangers, par exemple) tente de détruire la culture et les valeurs de la société dominante en imposant leur mode de vie. Tous ces discours ne sont pas sans conséquences. L’Histoire nous enseigne qu’ils peuvent avoir des effets dévastateurs. D’où l’importance de savoir les reconnaître et les prévenir.

En parcourant le guide, moi qui suis petite-fille de survivants du génocide des Arméniens et n’ai jamais lu une seule ligne à ce sujet dans mes livres d’histoire, je me suis dit : enfin !

Ce sont là des savoirs essentiels qui devraient être à la portée de tout citoyen.

Seul bémol, pour l’heure, l’étude des génocides demeure facultative. Libre aux enseignants d’en parler ou pas dans leurs cours. Pourquoi n’est-ce pas obligatoire ? Au cabinet du ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, on me dit que si on encourage fortement les enseignants à approfondir ces notions, par respect pour leur autonomie professionnelle, on n’entend pas l’imposer.

Pendant ce temps, l’ignorance et le déni ne se gênent pas pour s’imposer. « Récemment, un sondage canadien de Liberation751 montrait que 33 % des élèves nord-américains remettent en question l’existence de l’Holocauste. Un autre problème est que de nombreux élèves sont aussi influencés par les fausses nouvelles et la haine en ligne qui nient le génocide », souligne Heidi Berger.

On a aussi vu ces derniers temps comment des termes comme « nazis » pouvaient être détournés et vidés de leur sens pour justifier l’injustifiable en Ukraine ou critiquer les mesures sanitaires.

Voilà qui rappelle l’urgence d’étudier ces notions et d’apprendre à exercer son esprit critique. Pas juste pour les élèves.

Consultez le guide Étudier les génocides 1. Consultez le sondage de Liberation75 (en anglais)