Il faisait beau soleil mardi à Ottawa. Les rues du centre-ville étaient mortes. Mais en arrivant à pied au coin de Sussex et Wellington (celle qui s’élance vers le parlement), j’ai pris conscience de l’ampleur du fameux « convoi de la liberté ».

Il y avait des camions à perte de vue, des cantines qui offraient des repas chauds, des haltes pour que les gens puissent se reposer, des kiosques où les visiteurs de passage étaient invités à faire des dons.

« Adopt a trucker ! », avait-on écrit sur une pancarte.

Jusqu’à la rue Lyon (près du pont du Portage menant à Gatineau), tout est maintenant fermé et occupé par des poids lourds. Des camions qui étaient éparpillés dans d’autres rues d’Ottawa ont rejoint ceux sur Wellington.

Cela représente une distance de 1,2 kilomètre. C’est un peu comme si la rue Sainte-Catherine, de la Place des Arts jusqu’au magasin Simons, était entièrement remplie de camions et de remorques.

Tout le reste du centre-ville d’Ottawa était désert. Le Centre Rideau (qui rassemble 180 boutiques) était de nouveau fermé. Vous imaginez les pauvres commerçants qui venaient de rouvrir leurs portes après des semaines de fermeture…

J’ai croisé très peu de policiers. Les autres se tenaient à l’écart dans leurs voitures. On sent vraiment que le centre-ville appartient aux manifestants et qu’une immense solidarité s’est créée entre eux. Après deux semaines d’occupation, on commence à se connaître.

Je me suis glissé dans quelques conversations. Certains avaient un ton carré et intimidant, mais d’autres étaient sympathiques. Ces hommes et ces femmes pourraient être un beau-frère, une cousine, une voisine, un ami du cégep retrouvé après des années.

Malgré cela, je ramenais constamment à ma mémoire que ce sont quand même eux qui mettent de la garnotte dans l’engrenage depuis le début de la pandémie. Ce sont eux, en partie, qui colportent des théories et des idées qui nous empêchent de bien avancer dans ce combat.

Parlant d’idées, il est instructif (et étourdissant) de prendre connaissance des centaines de pancartes accrochées aux grilles du parlement. Au bout de deux minutes, je ne savais plus pourquoi ces gens étaient là et quelle était au juste leur cause.

Il est question de liberté, de Dieu, des (satanés) médias, de Trudeau qu’on accuse de « crime contre l’humanité », de Gandhi, de Desmond Tutu et de Winston Churchill.

Certains se contentent d’un simple « Fuck you Trudeau » bien senti, mais d’autres n’hésitent pas à mettre le paquet.

Quelqu’un a fait sa liste des « batailles historiques » :

18 juin 1815 : Waterloo

6 juin 1944 : débarquement de Normandie

29 janvier 2022 : parlement d’Ottawa

Rien de moins.

Les moteurs des camions roulaient à plein régime. Ce qui fait que les bidons d’essence circulaient gaiement (une pratique qui ne sera plus possible, selon le décret de l’état d’urgence). Et que des odeurs se répandaient partout. Si ces gens luttent pour leur « liberté », j’ai compris que ce n’est pas avec eux qu’on va sauver la planète.

Et à travers tout cela, on retrouvait des enfants. Leur présence est la chose qui m’a le plus frappé. Ça et la pancarte « Pour nos enfants, tabarnak ! »

J’ai vu des parents avec leur progéniture. Deux mères m’ont expliqué que c’était très bien ainsi et qu’elles trouvaient que les médias n’en parlaient pas assez. « Il faut montrer ce beau côté », m’a dit l’une d’elles.

Beau côté ? Euh… Honnêtement, la présence d’enfants dans ce contexte a suscité chez moi un énorme malaise. Celui-ci a augmenté quand j’ai appris que l’un des organisateurs du blocus incitait les parents à amener davantage d’enfants sur le site afin de dissuader la police d’intervenir.

Soyons clairs, on est en train d’instrumentaliser les gamins dans cette affaire. J’ai vu une mère avec ses deux fils qu’elle avait transformés en hommes-sandwichs. « Freedom », clamaient leurs panneaux.

En soirée, on a appris que l’interdiction d’amener des enfants ou des ados fait partie des règlements qui vont constituer le décret qui proclame l’état d’urgence. C’est une bonne chose. Mais un enfant demeure le fruit de ses parents…

Depuis que Justin Trudeau a invoqué la Loi sur les mesures d’urgence, on assiste à une surenchère d’opinions sur ce qui aurait dû être fait ou qui n’a pas été fait pour empêcher le siège qui paralyse depuis 19 jours la ville d’Ottawa.

À ceux-là, je dis d’aller faire un tour dans la capitale nationale. La complexité de la situation va leur faire comprendre que les coupables ne sont pas faciles à identifier et devrait les convaincre que ce n’est pas demain la veille que les occupants vont quitter les lieux.

Je suis né à Gatineau. J’ai travaillé au centre-ville d’Ottawa pendant une quinzaine d’années. Je peux vous dire que je n’ai jamais vu une telle chose de ma vie dans la capitale. C’est une situation absolument exceptionnelle.

Bien sûr que Jim Watson, le maire d’Ottawa, a été mou, que la police n’a pas vu les choses venir et que Doug Ford a dormi au gaz. On peut dire ça. Mais on a surtout cru que tout cela n’allait pas durer. Moi aussi, je l’ai pensé.

Mais le problème est le suivant : Ottawa est, entre autres, la capitale nationale. Dans cette affaire, on a oublié qu’elle était aussi une municipalité ontarienne (cela arrive souvent). La situation est tombée entre les craques.

Puis-je vous dire que si la même chose avait eu lieu à Toronto, Doug Ford aurait agi plus promptement ?

Résultat : c’est Justin Trudeau qui se retrouve maintenant à gérer cette crise.

Il y a un truc que je ne suis plus capable d’entendre depuis deux jours : « Oui, mais à Québec, on a bien géré les choses ! » Québec a bénéficié de l’expérience d’Ottawa. Si un convoi de 200 camions avait d’abord pénétré à Montréal ou à Québec et s’était installé sur la Grande-Allée ou dans la rue Sainte-Catherine pour y rester, la situation serait la même.

On regarde ça et on se dit que le gouvernement fédéral n’avait pas le choix d’aller chercher les outils supplémentaires que lui procure la Loi sur les mesures d’urgence pour stopper ce mouvement. Mais comment y arrivera-t-il ?

Le remorquage ? Oubliez ça. Au nombre de camions et de la façon dont ils sont stationnés, il est absolument impossible de les retirer sans créer des affrontements violents. Ces camions ne sont quand même pas des Tercel.

À mon avis, on va jouer la carte des contraventions et des peines d’emprisonnement pour décourager les manifestants.

Il reste le dialogue et la négociation. Mais avec qui ? Ce mouvement qui se cherche une raison d’être n’a même pas de leader.

Les gens qui sont à Ottawa ne sont que quelques centaines. Une goutte d’eau dans l’océan. Pourtant, ils sont un symbole de… quelque chose. Un sondage Léger disait récemment que le tiers des Canadiens et des Québécois appuyaient ceux qui créent des convois de la liberté depuis quelques semaines.

Les gens qui viennent offrir leur appui sont d’ailleurs nombreux à Ottawa. J’ai échangé avec un jeune Montréalais de 20 ans qui a pris l’autobus et qui loge à l’hôtel depuis deux jours afin d’encourager les occupants.

J’ai demandé à quelques personnes pourquoi elles continuaient ce siège alors que les mesures sanitaires, tant au fédéral que dans les provinces, tombent les unes après les autres. Elles continuent parce qu’elles ont l’impression qu’elles sont en train de faire plier les gouvernements. Elles continuent parce qu’elles ont l’impression de mener le combat de leur vie.

C’est ça, le problème avec cette affaire.

Au beau milieu de la rue Wellington, près de la rue Metcalfe, on a installé une scène. C’est là que l’on présente les discours et les annonces du jour. Pendant que j’étais là, un pasteur est allé devant le micro et, avant de prononcer un sermon enflammé, a dit : « J’ai une très bonne nouvelle pour vous ! Le chef de police d’Ottawa a donné sa démission ! »

Les gens ont applaudi à tout rompre cette « grande victoire ».

Il m’apparaît clair qu’une fois que la pandémie ne sera plus une grande préoccupation, ces mêmes personnes vont se rassembler de nouveau pour créer d’autres blocus et trouver toutes sortes de théories pour contredire la science.

Le jour où les règlements antivoitures à essence entreront en vigueur ou lorsqu’on se mettra à interdire tel ou tel modèle de véhicule sur les routes, ce sont ces mêmes personnes qui mettront de la garnotte dans l’engrenage.

Ça sera plus facile pour ces gens de le faire. Ils savent maintenant qu’ils peuvent unir leur voix, partager les mêmes idées bidon et… faire plier le gouvernement.