Voici à quoi pourrait ressembler une conversation cet automne entre ministres libéraux à Ottawa.

– François Legault voudrait plus de souplesse en immigration. On devrait lui donner.

– Why ?

– Ce serait populaire au Québec.

– What if we refuse ?

– En gros, il va nous traiter de menace à la Nation.

– And if we agree ?

– Il va nous traiter de menace à la Nation, mais un peu plus tard.

– I see…

Non, le prochain gouvernement Trudeau ne va pas se venger de François Legault. Ce serait absurde. Les libéraux fédéraux ne vont pas pénaliser les électeurs qu’ils représentent. Ils ne sont pas à ce point suicidaires.

La conséquence du scrutin est ailleurs. Ce n’est pas que M. Legault s’est fait des ennemis. C’est qu’il a nui à ses alliés.

De nombreux poids lourds du gouvernement Trudeau venaient du Québec (Trésor, Affaires étrangères, Agriculture, Développement économique, Innovation et Industrie, Justice et Patrimoine). Ils pouvaient intervenir au Cabinet pour convaincre leurs collègues du reste du pays de ne pas froisser inutilement le gouvernement Legault. Ils ont sans doute joué un rôle dans les ententes asymétriques conclues pour le logement et les travailleurs immigrants temporaires, en plus du chèque de 6 milliards versé sans condition pour les garderies et du projet de réforme de la Loi sur les langues officielles.

Ces Québécois fédéraux se sentent trahis. Et ils craignent que leur influence diminue. Leurs collègues du reste du pays hésiteront à satisfaire le Québec. À quoi bon si c’est pour se faire traiter de « danger » et de « menace » ?

Les bâtisseurs de pont seront recherchés…

Les relations entre Québec et Ottawa étaient meilleures qu’on le prétend. Plusieurs ministres caquistes s’entendaient bien avec leur homologue fédéral. C’est le cas, me dit-on, de Sonia LeBel avec Dominique LeBlanc, de Pierre Fitzgibbon avec Mélanie Joly et François-Philippe Champagne, ou encore de Jean Boulet avec Filomena Tassi. Et M. Trudeau a nommé un lieutenant québécois, Pablo Rodriguez, pour superviser les dossiers et désamorcer les crises.

Entre Justin Trudeau et François Legault, les relations sont plus difficiles. Leurs personnalités les opposent, et leurs idées aussi. Mais leurs cabinets ont tout de même réussi à collaborer.

Ironiquement, M. Legault se vantait il y a deux semaines des ententes négociées avec le fédéral, comme pour le secteur aéronautique, l’internet à haute vitesse en région ou encore l’usine Lion de batteries électriques.

Reporté au pouvoir, M. Trudeau ne ressent plus l’urgence de multiplier ainsi les annonces. Ou, du moins, il ne brûlera pas d’envie de faire aboutir les dossiers d’ici l’été prochain pour aider à la réélection des caquistes. Surtout pas le troisième lien Québec-Lévis.

Le fédéral finance les infrastructures par l’entremise de deux fonds, consacrés au transport collectif et aux projets verts. Au mieux, une toute petite portion du tunnel y serait admissible. Les libéraux n’accéléreront pas davantage l’étalement urbain avec une enveloppe verte. Ils ne trahiront pas leurs principes pour faire plaisir à M. Legault.

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M. Legault n’a pas tort, les libéraux l’ont cherché. Justin Trudeau avait été averti : la santé relève des provinces. Le rôle du fédéral est d’envoyer de l’argent. Pas de faire la leçon ou d’alourdir la bureaucratie d’un réseau déjà trop centralisé. Mais le chef libéral a franchi cette ligne rouge, puis il s’en est vanté. L’affront ne pouvait pas rester impuni.

Mauvaise nouvelle pour Québec, les libéraux gouverneront sans doute avec les néo-démocrates. Et aux yeux de leur chef Jagmeet Singh, les intrusions libérales en santé ont un défaut : ne pas aller assez loin.

Étrangement, le seul parti à l’Assemblée nationale que cela laisse indifférent, Québec solidaire, se dit souverainiste. Le pays du Québec rêvé par les solidaires n’est pas pour demain. En l’attendant, ils pourraient au moins éviter que les pouvoirs de la province se ratatinent.

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M. Legault réclame une hausse urgente des transferts en santé. Il vient toutefois de perdre des alliés. Outre les ministres fédéraux qui gardent un goût amer de son ingérence dans la campagne, le chef caquiste ne pourra plus trop compter sur Jason Kenney. Son homologue albertain a mis fin prématurément aux mesures sanitaires cet été, et les hôpitaux débordent. Toutes les opérations non liées à la COVID-19 sont délestées. Toutes !

M. Kenney implore le secours d’Ottawa. Désormais à genoux, il a perdu tout rapport de force pour négocier. Le premier ministre du Manitoba quittera bientôt son poste. Et en Ontario, Doug Ford n’a pas le couteau entre les dents – il est resté discret durant la campagne fédérale, même quand M. Trudeau l’attaquait.

Puisque ce front commun s’effrite, M. Legault mise plus que jamais sur l’argument nationaliste. Mais il surestime ses appuis et sous-estime ceux des libéraux. En 2018, le chef caquiste a reçu 37 % des votes des électeurs inscrits. M. Trudeau, lui, en a récolté 33 %. L’écart n’est pas si énorme.

M. Trudeau se plaira à le lui rappeler. Et à Ottawa, des ministres du Québec se feront dire par leurs collègues du reste du pays : « Pourquoi faire plaisir à ce Mister Legault ? Nous aussi, on a reçu un mandat des Québécois… »