(Kenora et Winnipeg) Janine Seymour m’a donné rendez-vous dans un large stationnement quasi désert. Autour, il y a une salle de bingo, une marina et un dispensaire de marijuana.

Mais nous ne sommes là pour rien de tout ça.

Nous sommes là, dit Janine, « pour ne pas oublier ce qui est important ». Ne pas oublier ce qui a été enfoui dans le brouhaha de la campagne électorale.

Janine pointe un bloc de ciment qui se dresse tout près du stationnement. « C’était l’incinérateur.

— L’incinérateur ? Pour brûler quoi ?

— Je ne sais pas… »

Janine Seymour ne sait pas, mais il y a des aînés, ici, qui racontent qu’on y a brûlé des corps d’enfants autochtones morts au pensionnat catholique de St. Mary’s.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Ce qui reste de l’incinérateur du pensionnat catholique de St. Mary’s

Du bâtiment, il ne reste aujourd’hui que des ruines. C’était bien avant le bingo, la marina et la marijuana.

Nous sommes au cœur de la réserve de Wauzhushk Onigum, une collectivité anichinabée voisine de Kenora, petite ville du nord-ouest de l’Ontario où la pauvreté extrême des sans-abri autochtones côtoie l’opulente richesse des vacanciers installés autour du majestueux lac des Bois.

Il y aura sans doute des fouilles, ici aussi, quand le temps sera venu. Les survivants ne sont pas prêts. Ils se rappellent que des pensionnaires ont été enterrés sur le site, mais ils ne savent plus bien où. Comme tout le reste, le cimetière a été rasé après la fermeture de St. Mary’s, en 1972.

Le défunt père de Janine, 39 ans, a fréquenté le pensionnat. « Ça m’a profondément affectée, dit-elle. Mon père m’a agressée sexuellement quand j’étais jeune. Il a vécu sept ans dans la rue. Une vie très dure. »

À 16 ans, Janine a décroché de l’école secondaire. Elle a été serveuse dans un bar. Elle a eu trois enfants. Puis elle est retournée aux études. Elle est devenue avocate.

Et maintenant, Janine Seymour veut siéger au Parlement canadien.

* * *

Celle qui porte le flambeau néo-démocrate dans la circonscription de Kenora fait partie des 77 candidats autochtones en lice aux élections fédérales – un sommet dans l’histoire du Canada.

Autrefois en retrait, les autochtones se mobilisent plus que jamais – en faisant le saut en politique, mais aussi en étant de plus en plus nombreux à se rendre aux urnes.

Lors du scrutin fédéral de 2015, leur taux de participation a atteint un record, en égalant presque le taux de la population générale, observe Martin Papillon, directeur du Centre de recherche sur les politiques et le développement social de l’Université de Montréal.

« Il y a une forte politisation dans les collectivités autochtones depuis les 10, 15 dernières années, note-t-il. On met beaucoup l’accent sur les manifestations et les blocus, mais cela s’exprime de façon plus large à travers une volonté de participer aux débats politiques. »

* * *

Le poids du vote autochtone pourrait faire pencher la balance dans une cinquantaine de circonscriptions identifiées par l’Assemblée des Premières Nations.

C’est le cas de la circonscription de Kenora, un territoire du nord de l’Ontario peu populeux, mais grand comme l’Italie, où un électeur sur deux est autochtone.

La candidature de Janine Seymour pourrait les inciter à exercer leur droit de vote. Les travaux de Martin Papillon ont établi que le taux de participation augmente de 5 % à 6 % quand une candidature autochtone est en jeu.

« Les partis politiques l’ont compris, dit-il. Dans les circonscriptions où le poids du vote autochtone est important, ils ont tendance à présenter des candidats autochtones. »

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Janine Seymour (à gauche), à la rencontre d’électeurs

Le NPD a même créé un fonds spécial pour soutenir ses 29 candidats autochtones – le Parti libéral n’est pas loin derrière, avec 25 candidats – et pour leur donner des ressources supplémentaires pendant la campagne.

* * *

Si le NPD a appris à jouer cette carte à fond, il ne gagne pas à tous les coups.

Le 26 août, le parti a organisé un évènement médiatique à Winnipeg, en compagnie de deux grands chefs du Manitoba. Jagmeet Singh était présent pour l’occasion. Il se tenait debout, à côté des deux grands chefs, lorsque ces derniers ont chaleureusement appuyé la candidature de Shirley Robinson dans une circonscription du nord du Manitoba.

Gros malaise devant les caméras : Mme Robinson est une candidate autochtone… libérale !

PHOTO SHANNON VANRAES, ARCHIVES REUTERS

Jagmeet Singh aux côtés du grand chef Arlen Dumas, le 26 août dernier, à Winnipeg

Les deux grands chefs, Arlen Dumas et Garrison Settee, ont expliqué aux médias que l’important n’était pas tant de choisir un parti politique que de faire élire le plus d’autochtones possible au Parlement…

* * *

Dans un café de Winnipeg, Leah Gazan hausse les épaules. « On est en démocratie, [les grands chefs] ont droit à leur opinion », laisse tomber la députée néo-démocrate sortante de Winnipeg-Centre, qui a assisté en personne à ce revers embarrassant pour son chef, Jagmeet Singh.

Militante de longue date pour la justice sociale, l’urgence climatique et les droits de la personne, Leah Gazan sollicite un second mandat dans Winnipeg-Centre.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Leah Gazan, députée néo-démocrate sortante de Winnipeg-Centre

Je veux que les gens votent pour moi sur la base de ce que je défends, pas juste parce que je suis autochtone.

Leah Gazan, députée néo-démocrate sortante de Winnipeg-Centre

Les Premières Nations de ce pays ne forment pas un bloc monolithique, rappelle Leah Gazan. « Nous avons des perspectives et des politiques diverses.

« En même temps, la représentation a de l’importance, admet-elle. Parce que si nous ne sommes pas aux Communes, qui le sera ? »

* * *

Malgré un taux de participation à la hausse, pour bien des autochtones, le 20 septembre, la question ne sera pas de savoir pour qui voter, mais bien… pourquoi.

À leurs yeux, ce Parlement qui a rédigé la Loi sur les Indiens et qui a imaginé le système des pensionnats manque très, très sérieusement de légitimité.

La méfiance vient aussi du fait que, jusque dans les années 1960, un autochtone devait carrément renoncer à son statut d’Indien pour voter. À l’époque, on disait qu’il devait « s’émanciper ».

Il aurait été plus juste de dire « s’assimiler ».

Pour plusieurs leaders et intellectuels autochtones, l’idée même de participer au processus démocratique, c’est un signe de reconnaissance ou d’acceptation de la légitimité de ces institutions-là.

Martin Papillon, directeur du Centre de recherche sur les politiques et le développement social de l’Université de Montréal

Les Mohawks, par exemple, ne permettent même pas l’installation de bureaux de scrutin à Kahnawake.

Mais d’autres voient des mérites à participer aux débats politiques qui les concernent. « Quand j’ai été élue pour la première fois en 2019, mon but était de faire entendre des voix qu’on entendait trop peu au Parlement », dit Leah Gazan.

Ce n’est pas son conjoint, Romeo Saganash, qui la contredira là-dessus. « C’est une plateforme exceptionnelle » pour faire avancer les dossiers, dit l’ancien député néo-démocrate d’Abitibi – Baie-James – Nunavik – Eeyou à propos de ses années aux Communes, de 2011 à 2019.

« Tu as directement accès aux médias, en tant que parlementaire. Ils sont là tous les jours. Tu peux organiser une conférence de presse et tout le monde va écouter… »

* * *

Lors de sa toute première journée en chambre, en 2011, Romeo Saganash a demandé à faire un discours en cri, sa langue maternelle. Ça lui a été refusé, sous prétexte que les deux langues officielles du Canada étaient l’anglais et le français.

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Romeo Saganash, ancien député néo-démocrate d’Abitibi – Baie-James – Nunavik – Eeyou, de 2011 à 2019

« Je n’ai pas accepté ça. Une langue parlée depuis au moins 7000 ans dans ces contrées qu’on appelle maintenant le Canada… comment se faisait-il que je ne puisse pas l’utiliser dans cette institution démocratique ? »

Romeo Saganash est revenu à la charge, encore et encore, pendant… sept ans.

En 2018, il a gagné. Et la langue crie a résonné pour la première fois dans la Chambre des communes. « Ça, j’en suis fier. N’importe quel élu autochtone, désormais, peut se lever au Parlement et parler dans sa langue maternelle, sans avoir à se battre pour ce droit. »

« C’est très difficile de changer les institutions coloniales, admet-il. Mais c’est possible. »

* * *

À Kenora, Janine Seymour s’est d’abord présentée en ojibwé, sa langue maternelle, au débat des candidats organisé jeudi dernier par la chambre de commerce locale.

En s’adressant à ses adversaires, elle avait une plume d’aigle blanc à la main. Alors que les principaux candidats énuméraient leurs promesses chiffrées, elle parlait surtout d’elle, de ses propres expériences.

Bref, elle sortait du lot.

Jamais une femme n’a été élue dans la circonscription de Kenora. Jamais un néo-démocrate, sauf une seule fois. Et jamais un autochtone.

La barre est haute. Mais l’intérêt est là, et pas seulement dans les 28 réserves de la circonscription. Au débat, de très nombreuses questions portaient sur des enjeux autochtones : les pensionnats, bien sûr, mais aussi la santé mentale, l’eau potable, la crise aiguë de logements…

Pendant que les candidats débattaient, dehors, des dizaines de sans-abri autochtones continuaient de hanter les rues de Kenora. Ceux-là ne voteront pas.

48

Nombre d’autochtones qui ont siégé à la Chambre des communes dans l’histoire du Canada

10

Nombre d’autochtones élus députés aux dernières élections, en 2019

77

Nombre d’autochtones candidats en 2021

De ce nombre, on compte : 29 candidats du Nouveau Parti démocratique, 25 candidats du Parti libéral du Canada, 11 candidats du Parti vert, 8 candidats du Parti conservateur du Canada, 4 candidats du Parti populaire du Canada

Source : La Presse Canadienne

La bienveillante patrouille de Winnipeg

Des centaines de sans-abri, pour la plupart autochtones, hantent les rues de Winnipeg. Ils dorment à la dure, sous les porches et les ponts. L’espace d’une soirée, La Presse a suivi la Bear Clan Patrol, groupe des bénévoles qui sillonnent la ville afin de procurer un peu de nourriture et de réconfort à ceux qui n’ont rien.

  • Nous suivons le Bear Clan Patrol, groupe de bénévoles qui sillonnent les rues de Winnipeg pour ramasser des seringues et remettre de la nourriture aux sans-abri. L’équipe visite un campement pour voir si ceux qui y résident ont besoin de nourriture ou d’autre chose. Cet homme sans-abri sort pour les accueillir.

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Nous suivons le Bear Clan Patrol, groupe de bénévoles qui sillonnent les rues de Winnipeg pour ramasser des seringues et remettre de la nourriture aux sans-abri. L’équipe visite un campement pour voir si ceux qui y résident ont besoin de nourriture ou d’autre chose. Cet homme sans-abri sort pour les accueillir.

  • Le bénévole Rob Shaw fouille dans les poubelles d’une ruelle, à la recherche de seringues souillées. La Bear Clan Patrol ne fait pas que ramasser des seringues ; elle se veut une présence rassurante pour les résidants des quartiers. Il faut être sur le terrain, explique le directeur, Kevin Walker. « Vous n’allez rien voir derrière un bureau. Vous allez tout voir de la rue. »

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Le bénévole Rob Shaw fouille dans les poubelles d’une ruelle, à la recherche de seringues souillées. La Bear Clan Patrol ne fait pas que ramasser des seringues ; elle se veut une présence rassurante pour les résidants des quartiers. Il faut être sur le terrain, explique le directeur, Kevin Walker. « Vous n’allez rien voir derrière un bureau. Vous allez tout voir de la rue. »

  • Les bénévoles Lorne Proutt, Billie Noble et Justin Delorme donnent de la nourriture à un sans-abri. « Notre approche est différente de celle de la police. Nous ne sommes pas dans la confrontation ni dans le jugement », souligne le directeur de la patrouille, Kevin Walker. En tant qu’ancien alcoolique, le Métis peut s’identifier à ceux qui se retrouvent à la rue et mieux comprendre leurs besoins.

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Les bénévoles Lorne Proutt, Billie Noble et Justin Delorme donnent de la nourriture à un sans-abri. « Notre approche est différente de celle de la police. Nous ne sommes pas dans la confrontation ni dans le jugement », souligne le directeur de la patrouille, Kevin Walker. En tant qu’ancien alcoolique, le Métis peut s’identifier à ceux qui se retrouvent à la rue et mieux comprendre leurs besoins.

  • Beaucoup de sans-abri se sont installés le long de la rivière Rouge. Les autochtones, qui forment entre 10 % et 12 % de la population de Winnipeg, comptent pour les deux tiers des sans-abri de la ville, selon End Homelessness Winnipeg. Et 80 % des sans-abri qui dorment dehors, sans accès à un refuge.

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Beaucoup de sans-abri se sont installés le long de la rivière Rouge. Les autochtones, qui forment entre 10 % et 12 % de la population de Winnipeg, comptent pour les deux tiers des sans-abri de la ville, selon End Homelessness Winnipeg. Et 80 % des sans-abri qui dorment dehors, sans accès à un refuge.

  • « Les autochtones sont nettement surreprésentés parmi les sans-abri, en raison d’un héritage de déplacements et de colonisation », dit Kristiana Clemens de l’organisme End Homelessness Winnipeg.

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    « Les autochtones sont nettement surreprésentés parmi les sans-abri, en raison d’un héritage de déplacements et de colonisation », dit Kristiana Clemens de l’organisme End Homelessness Winnipeg.

  • Melanie Ross offre des friandises à des enfants de Winnipeg. « Nous avons gagné la confiance des gens et leur respect en sortant beaucoup dans les quartiers. Je pense que ça fait une différence », dit Kevin Walker.

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    Melanie Ross offre des friandises à des enfants de Winnipeg. « Nous avons gagné la confiance des gens et leur respect en sortant beaucoup dans les quartiers. Je pense que ça fait une différence », dit Kevin Walker.

  • La crise du logement est un enjeu de plus en plus préoccupant dans la capitale du Manitoba, selon Kristiana Clemens (à gauche), d’End Homelessness Winnipeg. « Nous avons besoin de plus de 35 000 logements. Ce que ça veut dire, c’est que les gens vivent dans des logements inabordables, surpeuplés ou qui ont besoin de réparations coûteuses. »

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    La crise du logement est un enjeu de plus en plus préoccupant dans la capitale du Manitoba, selon Kristiana Clemens (à gauche), d’End Homelessness Winnipeg. « Nous avons besoin de plus de 35 000 logements. Ce que ça veut dire, c’est que les gens vivent dans des logements inabordables, surpeuplés ou qui ont besoin de réparations coûteuses. »

  • Les bénévoles Matteo Gerinario et Rob Shaw ramassent des seringues souillées dans la cour d’une maison abandonnée. Dans ces quartiers pauvres de Winnipeg, des gangs de rue autochtones se disputent le marché de la drogue.

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Les bénévoles Matteo Gerinario et Rob Shaw ramassent des seringues souillées dans la cour d’une maison abandonnée. Dans ces quartiers pauvres de Winnipeg, des gangs de rue autochtones se disputent le marché de la drogue.

  • Les bénévoles ratissent un campement. Ici, la misère est brute, brutale. « Des générations de déplacements et d’expropriation de terres ont créé cette situation, dit Mme Clemens. Il y a quelques années, le gouvernement a adopté une stratégie urbaine pour les Autochtones. Il a promis de s’attaquer au manque de logements hors des réserves. Nous attendons encore que cela se matérialise. »

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Les bénévoles ratissent un campement. Ici, la misère est brute, brutale. « Des générations de déplacements et d’expropriation de terres ont créé cette situation, dit Mme Clemens. Il y a quelques années, le gouvernement a adopté une stratégie urbaine pour les Autochtones. Il a promis de s’attaquer au manque de logements hors des réserves. Nous attendons encore que cela se matérialise. »

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