Il serait intéressant de faire un débat interminable sur le véritable sens du terme « progressiste ».

En l’attendant, on peut convenir de ceci : « progressiste » se définit par opposition à « conservateur ».

Mais pour être élu, Erin O’Toole préfère se trouver partout en même temps. Durant sa course à la chefferie, il disait à ses militants être un « vrai bleu ». Pour courtiser les indécis, il s’est vanté mercredi d’avoir rendu son parti « inclusif, diversifié, ouvert, progressiste et proche des travailleurs ».

« Progressiste-conservateur »… Comme le nom de l’ancêtre de son parti. À défaut d’être cohérent, c’est vendeur.

M. O’Toole ajuste son programme aussi souvent qu’il le faut pour être élu. Des militants sont confus et frustrés par ce recentrage, mais ils le lui pardonneront vite s’il gagne.

Pour l’instant, la manœuvre ne fonctionne pas trop mal. En 2019, 41 % des électeurs avaient peur d’un gouvernement conservateur. Cette proportion est aujourd’hui de 36 %, selon un sondage Innovative Research réalisé pour Maclean’s.

Un bon exemple est le climat. M. O’Toole présente à la fois le meilleur plan de l’histoire des bleus et le pire de tous les partis actuels. Il espère en faire juste assez pour attirer les modérés.

Autres recentrages : son aide aux travailleurs à faible revenu et son report de l’équilibre budgétaire à « environ 2028-2029 ».

Reste que cela ne suffira pas. Il lui faudra élargir son cercle d’amis.

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Le prochain gouvernement risque fort d’être minoritaire.

Pour devenir premier ministre, M. O’Toole aurait alors besoin de l’appui d’un parti de l’opposition. Et pour rester au pouvoir, il devrait gérer les énormes attentes créées auprès des provinces.

Il devrait accomplir des prodiges de négociation.

Même si les libéraux obtiennent moins de votes que les conservateurs, ils essaieront de gouverner avec les néo-démocrates. M. O’Toole n’aurait pas le choix. Il devrait pactiser avec Yves-François Blanchet ou Jagmeet Singh.

Or, le NPD est beaucoup plus proche des libéraux, et le Bloc ne formerait sans doute pas de coalition. M. Blanchet négocierait plutôt son appui à la pièce, avec l’instabilité que cela suppose.

De toute évidence, M. O’Toole l’a compris. En entrevue éditoriale avec La Presse, il avait le compliment facile.

Le chef conservateur a dit avoir « beaucoup de respect » pour MM. Blanchet et Singh.

Je lui ai demandé quelles propositions bloquistes ou néo-démocrates il serait ouvert à étudier.

Pour le Bloc, M. O’Toole parle de la langue et de l’identité, ainsi que de la création d’une déclaration de revenus unique, qui figure de toute façon déjà à son programme.

Quant au NPD, le chef conservateur évoque des programmes pour aider les gens à faible revenu, sans se compromettre davantage.

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Ce n’est pas que l’harmonie régnerait sous Justin Trudeau, loin de là. Ce dernier plafonnerait puis réduirait graduellement les émissions des énergies fossiles, ce que l’Ouest contesterait. Et il imposerait des normes nationales en santé, perspective qui enrage François Legault – le chef caquiste a réagi par un « HEILLE !!! », suivi quelques jours plus tard d’un « WÔ !!! ».

M. O’Toole fait le contraire. Il promet une harmonie impossible. Son ou sa ministre des Affaires intergouvernementales hériterait d’une mission casse-gueule.

Les conservateurs s’engagent à respecter les compétences des provinces. Mais le Canada est un pays difficile à gouverner, et ils ne pourront pas faire plaisir à tout le monde en même temps.

Dans son cadre financier, M. O’Toole prévoit 9,72 milliards pour « la stabilisation fiscale et les accords provinciaux ». Or, le Québec réclame un chèque de 6 milliards pour compenser l’abolition du réseau national de garderies des libéraux. Il serait étonnant que les deux tiers de cette enveloppe aillent au Québec.

La négociation des transferts en santé s’annonce aussi coriace. M. O’Toole s’engage à rencontrer les provinces dans les 100 premiers jours de son mandat.

Elles demandent une hausse immédiate de 28 milliards des transferts. La marge de manœuvre de M. O’Toole serait mince. Car 28 milliards, c’est aussi précisément la différence entre ses dépenses et celles des libéraux sur quatre ans. Même si les conservateurs n’accordaient aux provinces que le quart de cette somme par année, ils dépenseraient donc autant que les libéraux.

Pourtant, M. O’Toole n’en finit plus de mettre en garde contre les déficits « irresponsables » de M. Trudeau.

Et un autre écueil viendra vite. Le 18 octobre, l’Alberta tient un référendum sur la péréquation. Une victoire devrait entraîner une obligation de négocier pour le fédéral. Même si M. O’Toole se montre plus sensible que M. Trudeau aux griefs des Prairies, il ne pourra pas changer la formule sans déplaire aux provinces bénéficiaires comme le Québec. Ou sans faire gonfler la facture et reporter le retour au déficit zéro.

On pourrait aussi parler de son intention de relancer l’oléoduc Northern Gateway, critiqué par la Colombie-Britannique et une partie des leaders autochtones. À supposer, bien sûr, que le privé veuille encore de ce projet risqué.

Erin O’Toole accuse un léger retard dans les projections de sièges. S’il surprend en gagnant l’élection avec un mandat minoritaire, le plus difficile restera à faire : obtenir l’appui d’un parti de l’opposition et remplir ses promesses aux provinces.

Le recentrage paraît simple face à cet équilibrisme.

Ce serait un mandat tout écartillé, d’un océan à l’autre.