Cela faisait longtemps qu’un premier ministre du Québec n’avait pris une position si tranchée dans une campagne fédérale.

François Legault a mis en garde les électeurs contre les libéraux, les néo-démocrates et les verts. Des partis « dangereux » qui « font peur » et qui le rendent « très inquiet ». Il a appelé la nation tout entière à voter contre eux. Le message à ses ouailles : appuyez les conservateurs ou les bloquistes.

M. Legault a même nommé Erin O’Toole en vantant sa « bonne approche ». Il n’a pas réservé cette faveur à Yves-François Blanchet.

La fermeté de l’appui étonne.

Le chef conservateur venait de dévoiler son cadre financier. Mercredi à 18 h, juste avant le débat télévisé et sans conférence de presse. Une ruse pour passer inaperçu.

On y découvre que le « contrat avec les Québécois » de M. O’Toole contient beaucoup de petits caractères.

Durant leur prochain mandat, les conservateurs ajouteraient 51,3 milliards en nouvelles dépenses. Soit 27 milliards de moins que les libéraux. Cet écart correspond précisément au coût prévu du réseau national de garderies des libéraux.

Les conservateurs l’aboliraient. Et tout indique qu’ils déchireraient aussi le chèque de 6 milliards au Québec.

Cette somme servait à compenser l’argent investi dans les autres provinces. Si le programme est aboli, la compensation le sera également.

Les conservateurs n’ont rien promis de plus. Malgré tout, M. Legault espère récupérer une somme équivalente. Ce ne sera pas facile.

Pour avoir un bon rapport de force, il souhaite un gouvernement conservateur minoritaire avec un Bloc qui détient la balance du pouvoir.

C’est une possibilité parmi plusieurs autres.

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Le chef caquiste a deux demandes prioritaires pour le fédéral : hausser les transferts en santé et rapatrier le programme de réunification familiale pour ajouter des exigences de français à cette catégorie d’immigrants.

Pour les transferts, le cadre financier conservateur est moins généreux que prévu. Québec voulait que l’enveloppe soit d’abord haussée de 28 milliards, et indexée ensuite de 6 % par année.

Pour la hausse initiale, M. O’Toole promet une négociation, sans en garantir le résultat. Il est seulement ferme au sujet de l’indexation subséquente de 6 %. Or, le gain pour le Québec sera moins grand qu’on ne le prétend. Selon la formule actuelle, la croissance des transferts est arrimée à la croissance économique, qui sera élevée en 2021 et 2022. Au total, M. O’Toole ajouterait moins de 1 milliard par année pour tout le pays. Rien d’énorme. L’essentiel de la hausse viendrait après 2025.

Quant aux pouvoirs en immigration, M. O’Toole s’engage à renégocier l’entente, sans se compromettre sur le résultat.

M. Legault n’est pas complètement séduit par le programme de M. O’Toole. Son flirt s’explique autrement. Par sa colère contre Justin Trudeau.

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Je ne me souviens pas d’une sortie si virulente depuis les crises constitutionnelles.

En décembre 2005, Jean Charest avait dit que les promesses de Stephen Harper allaient « dans le sens de ce que le Québec souhaite ». Cela avait fait la manchette de La Presse.

L’appui de M. Legault est encore plus fort. Imaginez le tollé si M. Trudeau avait fait la même chose dans une campagne québécoise !

Reste que M. Trudeau ne peut pas être surpris. Il l’a cherché…

Les libéraux fédéraux y voient une tactique de négociation. C’est une mauvaise lecture.

Depuis des mois, M. Trudeau promet de s’ingérer dans les compétences des provinces en santé. Le Québec lui répète de ne pas franchir cette ligne rouge. Mais il le fait, le refait et s’en félicite.

MM. Trudeau et Legault avaient déjà peu d’atomes crochus. Le premier est multiculturaliste et libéral. L’autre est nationaliste, et s’il ne veut pas se dire conservateur, il n’est assurément pas libéral.

Il en fallait donc peu pour que le désaccord ressurgisse.

Le gouvernement caquiste se sent humilié. Comme s’il était trop imbécile pour savoir que les aînés ne doivent pas être maltraités, et comme si la création de normes nationales suffirait à régler la pénurie de main-d’œuvre et les autres problèmes structurels.

M. Trudeau n’a pas pu s’en empêcher. Pour lui, la tentation était trop grande. La pandémie a mis au jour de graves failles dans nos systèmes de santé. Y remédier lui-même est une promesse électorale plus concrète et plus payante que d’offrir un transfert aux provinces. D’autant que dans le reste du pays, cette intrusion du fédéral ne soulève pas autant les passions.

M. Legault a raison de faire des transferts en santé un enjeu national. Cela affecte la capacité du gouvernement du Québec, peu importe sa couleur, de financer les services. Mais il étire la sauce en appliquant cette logique à des dossiers comme le troisième lien Québec-Lévis ou la Loi sur la laïcité de l’État.

Le projet actuel de nouvelle autoroute est appuyé par un seul parti : le sien. On s’éloigne des « intérêts de la nation »… Après tout, un Québécois peut être à la fois nationaliste et écologiste, et ainsi attiré par les verts, les néo-démocrates ou les libéraux.

Quant à la laïcité, M. Legault omet de dire que la loi est déjà contestée. L’effet d’une intervention du fédéral est difficile à prédire. Cela pourrait changer peu de choses.

Dans ces dossiers, M. Legault confond ses intérêts avec ceux de la nation. Mais en santé, son exaspération se comprend. Et dans une campagne si serrée, Justin Trudeau pourrait en payer le prix. Il avait pourtant été prévenu.