Depuis des années, Linda Sabourin et Daniel Boyer rêvaient de s’installer en Estrie. Un diagnostic de cancer pour Daniel a bousculé les choses. « On a décidé de franchir cette étape plus tôt que prévu », m’a raconté Linda.

L’hiver dernier, le couple a fait l’acquisition d’un terrain dans le Canton d’Orford, charmante municipalité de 4800 habitants dont environ 35 % sont des saisonniers.

Selon le règlement de lotissement, le promoteur avait déjà cédé à la municipalité 10 % de la superficie du terrain qu’il vendait à Linda et Daniel. Cette pratique est monnaie courante au Québec.

L’achat du terrain a été officialisé le 19 mars dernier devant notaire. Dans les semaines qui ont suivi (je vous épargne les nombreuses étapes), le conseil municipal d’Orford a adopté un règlement qui a changé la donne pour les nouveaux propriétaires.

Ce règlement, autorisé depuis quelques années par la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, permet à une municipalité d’exiger la cession d’une portion de terrain supérieure à 10 %.

Orford se donne maintenant le droit de mettre la main sur un supplément de l’ordre de 10 % des terrains qui sont vendus afin de nourrir un fonds destiné à la création de parcs ou de 15 %, 20 % ou 25 % si le terrain est situé dans le secteur central. Dans un avenir rapproché, la municipalité souhaite utiliser ces espaces pour créer des lieux de rencontre de proximité (des coins de jasette), de même que des sentiers destinés aux piétons et aux cyclistes.

Linda et Daniel ont fait leur demande de permis de construction le 26 mai. On leur a dit que la réponse viendrait dans les 60 jours. Le 5 juillet, le couple a réitéré sa demande. On lui a alors dit que son dossier devait justement être étudié par le conseil au cours d’une réunion prévue ce soir-là.

« On a été surpris de cela, dit Linda. On a commencé à se poser des questions. »

C’est là que tous deux ont appris que la Municipalité d’Orford exigeait d’obtenir 15 % de la superficie de leur terrain. « Ce qui est enrageant dans notre cas, c’est que ce nouveau règlement vise les terrains de 1700 mètres carrés et plus. Or, notre terrain est de 1701 mètres carrés », explique Linda.

Ce nouveau règlement est officiellement entré en vigueur le 8 juillet. Même si Linda et Daniel avaient fait l’acquisition de leur terrain avant cette date, on a quand même demandé aux nouveaux propriétaires de s’y conformer.

« On a vécu un stress énorme, car on avait déjà établi un calendrier de chantier, reprend la propriétaire. Il a fallu demander un nouveau certificat d’implantation et revoir l’endroit où on allait construire notre maison. »

Je précise que durant tout ce temps, la Municipalité d’Orford retenait le permis de construction que Linda et Daniel attendaient avec impatience.

Devant cette situation jugée « injuste », Linda et Daniel ont fait appel à un avocat. Ce dernier a tenté d’établir un dialogue avec la Municipalité par l’entremise de son directeur général, Éric de la Sablonnière, qui a répondu, dans une lettre envoyée le 20 juillet : « Le permis de construction sera délivré le 23 juillet uniquement si les propriétaires s’engagent dans les prochaines heures par écrit à céder la lisière de terrain identifiée. »

« Nous étions prêts à négocier une entente de servitude et à entretenir le terrain selon la volonté de la municipalité, raconte Linda. Mais cette négociation repoussait l’échéancier. On a finalement abandonné notre bataille. »

Les nouveaux propriétaires que j’ai interrogés ont du mal à comprendre la « logique » qui se cache derrière ces acquisitions. « Les portions de terrain sont parfois devant la maison, parfois derrière, parfois de côté, reprend Linda. À certains propriétaires, on demande une compensation [financière] au lieu d’une portion de terrain. »

C’est le cas d’Éric Théroux, qui fait partie de la vingtaine de nouveaux propriétaires actuellement touchés par ce nouveau règlement. Dans son cas, la Municipalité a exigé une somme équivalant à 10 % de l’évaluation municipale du terrain qu’il a acheté.

De son côté, Donald Poulin s’est retrouvé dans une situation qu’il qualifie de « cauchemardesque ». Il a fait l’acquisition d’un lot de cinq terrains en mai dernier dans le but d’y ériger un « projet familial ». La Municipalité lui a signifié qu’elle exigeait une compensation qui représente l’équivalent d’une bande de 10 mètres de large longeant l’équivalent de trois terrains.

« Je perds environ 20 % de ma superficie, dit-il. C’est inacceptable. C’est fait de façon extrêmement sauvage par l’administration actuelle. » Donald Poulin refuse de se conformer à cette exigence. Il n’a donc toujours pas reçu ses permis de construction. Il a l’intention d’intenter une poursuite contre la Municipalité.

« Il y a tellement de règlements qui assurent la protection de la nature et encadrent les règles de construction que celui-ci est carrément inutile et est fait pour mettre des bâtons dans les roues de ceux qui veulent s’établir à Orford, dit-il. La municipalité est contrôlée par gens qui ont acheté des maisons de citoyens devenus vieux et qui ne veulent maintenant pas avoir de voisins. »

La mairesse d’Orford, Marie Boivin, a fait du « contrôle serré du développement résidentiel » l’un des axes de la gestion qu’elle assure depuis quatre ans. Elle m’a assuré que les nouveaux terrains sur lesquels la Municipalité « met la main » s’ajoutent à d’autres afin de former, au bout du compte, un ensemble cohérent.

« On a fait un inventaire des terrains municipaux et on travaille en fonction de cela. Je comprends les plaintes et les critiques, mais je peux vous dire qu’on a adopté ce règlement avec une vision claire basée sur notre plan directeur. On a été élus par 70 % de la population grâce à une vision d’un développement résidentiel intégré à la nature. Le but est de contrôler la manière dont ce développement sera fait. »

Confrontée sur la question des propriétaires qui ont fait l’acquisition d’un terrain dans les semaines ou les mois qui ont précédé l’entrée en vigueur du règlement et qui doivent quand même le respecter, Marie Boivin a quelque peu patiné.

« Ça ne marche pas tout à fait comme ça dans le milieu municipal… J’avoue que c’est ingrat… C’est la séquence légale et réglementaire qui prime. C’est malheureux, mais c’est ainsi. »

J’avoue que cette situation divise. D’un côté, vous avez des résidants et une mairesse qui souhaitent contrôler la façon dont leur municipalité grandira.

On a tellement critiqué la gestion de certains maires corrompus qui acceptaient n’importe quoi, il est difficile de reprocher cela à une administration qui met aujourd’hui ses culottes.

Mais mettez-vous à la place de ces nouveaux propriétaires qui se sont lancés dans ce projet de vie alors que le règlement était en train de se déployer.

J’ai tenu à vous parler de cette affaire, car nous verrons de plus en plus cette réalité au cours des prochaines années. Des municipalités prisées comme Orford seront nombreuses à adopter des règlements pour contrôler l’arrivée des nouveaux résidants.

La pandémie a contribué à ancrer le télétravail dans notre quotidien. Beaucoup de gens ne sentent plus le besoin d’habiter dans les grands centres. Ils sont nombreux en ce moment à chercher un nouveau cadre de vie.

Céder 10 %, 15 % ou 25 % de son terrain à une municipalité sera maintenant l’un des prix à payer pour vivre à la campagne.

Il n’y a pas à dire, la tranquillité et le chant des oiseaux sont devenus un grand luxe. Même au Québec.