« J’ai 13 ans. Je parle français et anglais. J’aime les gars aux cheveux bouclés. »

À l’écran, une jeune fille en camisole noire pose devant le miroir d’une salle de bains, ses formes mises en évidence. Son profil indique qu’elle habite à Montréal et que son signe astrologique est Bélier.

« Don’t ask, I don’t send », précise l’adolescente. Traduction : « Pas la peine de demander, je n’envoie pas de photos de moi dénudée », expression répandue sur l’application en question, Wizz.

Ce n’est pas Tinder, mais c’est tout comme. Seule exception : l’âge des utilisateurs.

Conçu par le développeur français Voodoo, Wizz est une application de rencontre destinée aux adolescents et téléchargée plus de 14 millions de fois depuis son lancement en 2019.

Sur papier, elle se vante de mettre en lien des millions de jeunes à travers le monde dans « un environnement sûr et inclusif ».

  • IMAGE TIRÉE DE L’APPLICATION WIZZ

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En pratique, elle offre une plateforme rêvée aux prédateurs sexuels tentant d’entrer en contact avec des mineurs, alertent des organismes au Canada comme aux États-Unis.

« Vous n’en avez peut-être jamais entendu parler, mais l’application Wizz compte des millions d’utilisateurs et il serait bon que vous sachiez si votre enfant en fait partie », prévient le Centre canadien de protection de l’enfance (CCPE) dans une alerte diffusée à l’échelle du pays mardi.

Le cas échéant, l’organisme recommande aux parents « de songer à supprimer Wizz des téléphones de leurs adolescents et de leur parler des dangers auxquels cette application les expose ».

Explosion des signalements

Accessible gratuitement en ligne, Wizz cherche surtout à attirer les adolescents. Selon des chiffres fournis par Voodoo, 78 % de ses utilisateurs sont âgés de 13 à 17 ans.

L’application est apparue sur le radar du CCPE il y a moins de trois ans, mais compte déjà parmi les plus problématiques en matière de sextorsion financière, selon l’organisme.

En 2023, Cyberaide.ca, la centrale canadienne de signalement des cas d’exploitation et d’abus sexuels d’enfants sur l’internet, a reçu 168 signalements en lien avec Wizz, révèlent des données obtenues par La Presse.

La majorité des victimes signalées sont des garçons âgés de 15 à 17 ans, et dans la quasi-totalité des cas, la sextorsion constitue l’objet du signalement. Au Québec seulement, huit signalements ont été faits dans les 10 derniers mois.

« C’est assez alarmant, et c’est seulement la pointe de l’iceberg. Quand on parle de crimes sexuels, la réalité est souvent beaucoup plus grave que ce que les chiffres nous disent », notamment parce que les victimes ne dénoncent pas autant, fait valoir René Morin, porte-parole du CCPE.

Cyberaide.ca a vu son volume de signalements de leurre passer de 220 en 2018 à 2013 à la fin de 2022, soit une augmentation de 815 %. La centrale canadienne de signalement des cas d’exploitation et d’abus sexuels d’enfants sur l’internet reçoit en moyenne 10 signalements de sextortion par jour.

Retirée de l’App Store et de Google Play

L’organisme n’est pas le premier à lancer un tel avertissement.

En janvier, le Network Contagion Research Institute a publié un rapport dans lequel il cite Instagram, Snapchat et Wizz comme « les principales plateformes où les jeunes sont ciblés par la sextorsion financière ».

Or, la sextorsion financière est justement le crime ciblant les enfants « qui connaît la croissance la plus rapide aux États-Unis, au Canada et en Australie ».

« La sextorsion sur Wizz est omniprésente et dangereuse. Le design de l’application, qui s’apparente à une interface de type Tinder pour les mineurs, a favorisé un environnement propice à la progression rapide de la sextorsion », constate l’organisme américain.

Fin janvier, l’application a été retirée de l’App Store et de Google Play après que le National Center on Sexual Exploitation a exprimé son inquiétude quant à l’utilisation de Wizz dans le cadre de sextorsion.

« Apple et Google cherchent à obtenir davantage d’informations sur notre application, et nous travaillons en étroite collaboration avec leurs équipes pour clarifier les mesures de sécurité mises en place sur notre plateforme. Nous espérons résoudre ce problème rapidement », a indiqué un porte-parole de Wizz par courriel.

La semaine dernière, l’application était de retour sur l’App Store, mais pas sur Google Play.

Dans une déclaration publique, le cofondateur de la plateforme, Gautier Gédoux, a démenti une par une les allégations visant Wizz.

Il a fait valoir que l’application utilisait des technologies avancées de modération empêchant l’envoi de messages ou de photos explicites. Une équipe de 20 personnes est également attitrée à temps plein à la vérification du contenu signalé par les utilisateurs.

« Nous avons un employé uniquement chargé de se consacrer à la surveillance des menaces nouvelles et émergentes sur Wizz », ajoute-t-il.

« Depuis des années, Wizz identifie et interdit de manière proactive les divers stratagèmes employés par les escrocs, y compris pour la sextorsion. Lorsque nous prenons connaissance de stratagèmes de sextorsion, nous interdisons immédiatement leur contenu et leurs utilisateurs », assure-t-il.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE X DE GAUTIER GÉDOUX

Gautier Gédoux, cofondateur de Wizz

Nous n’avons pas connaissance de tentatives d’extorsion réussies sur l’application.

Gautier Gédoux, cofondateur de Wizz

Une porte d’entrée

Wizz n’est pas la seule application de son genre. Purp et Yubo, par exemple, sont également connues comme étant des plateformes de rencontre destinées aux adolescents.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Marco Breton dirige la Section de l’exploitation sexuelle du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

La police de Montréal connaît bien ces applications. « Ce sont des portes d’entrée pour faciliter le contact avec les jeunes », précise son chef de la Section de l’exploitation sexuelle, Marco Breton.

Le stratagème employé par les sextorqueurs est généralement le même. Le cybercriminel établit un premier contact avec la victime sur l’une de ces applications, avant de lui suggérer de déplacer la conversation sur une autre plateforme, généralement Snapchat.

Une fois la relation de confiance établie, il demande à la victime de lui envoyer des photos intimes d’elle, qu’il menace ensuite de diffuser à moins que la victime lui transfère de l’argent.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

La sergente-détective Karine Brousseau, contrôleuse à la Section de l’exploitation sexuelle du SPVM

Ça fait longtemps qu’on connaît ces applications et qu’elles font partie des crimes de sextorsion. Le premier contact se fait souvent par là.

La sergente-détective Karine Brousseau, contrôleuse à la Section de l’exploitation sexuelle du SPVM

Selon le Network Contagion Research Institute, Wizz « doit prendre des mesures immédiates pour sécuriser la plateforme contre la sextorsion endémique ».