La poursuite de 8 millions de dollars intentée par une femme qui dit avoir été recrutée à l’école secondaire par un « réseau d’exploitation sexuelle » au service du milliardaire montréalais Robert Miller vient d’être rejetée. En acceptant 50 000 $ dans une enveloppe, l’an dernier, la plaignante a renoncé implicitement à toute réclamation future contre l’octogénaire, tranche la Cour supérieure. L’affaire pourrait vraisemblablement avoir un impact sur d’autres victimes alléguées.

La plaignante dans cette affaire, dont l’identité est protégée par une ordonnance de non-publication, est identifiée par les initiales A. B. dans les procédures. Elle dit avoir été victime d’un « système planifié d’exploitation sexuelle de jeunes filles mineures ou récemment majeures ».

Dans sa poursuite déposée en mai dernier, elle racontait avoir eu une relation sexuelle complète avec le milliardaire en échange de cadeaux, lors de sa première rencontre avec lui, alors qu’elle était mineure. Elle disait être demeurée victime pendant plus de 20 ans de ce qu’elle appelle le « Réseau Miller » et souffrir encore aujourd’hui de graves séquelles psychologiques.

Elle réclamait 8 millions de dollars en dommages à M. Miller ainsi qu’à l’entreprise qu’il a fondée, Future Electronics, et à ses collaborateurs allégués.

De l’argent contre des informations

La chaîne d’évènements qui a mené au dépôt de sa poursuite a été l’objet de deux jours d’audiences, les 7 et 8 mars derniers.

A. B. a raconté à la Cour qu’à l’automne 2022, elle a été contactée par une journaliste de Radio-Canada qui s’apprêtait à révéler publiquement les nombreuses allégations d’abus sexuels dont Robert Miller était l’objet.

A. B. dit avoir refusé de participer au reportage. « Je ne me sentais pas à l’aise de répondre, je n’étais pas bien dans ça », a-t-elle expliqué.

Elle dit toutefois avoir parlé au téléphone peu après avec le bras droit de M. Miller, qui souhaitait savoir ce que la journaliste avait en main. Ce bras droit lui a transféré plus d’une quarantaine de milliers de dollars par virements électroniques au nom de M. Miller à cette époque.

J’avais besoin d’aide. [Le bras droit de Robert Miller] a décidé de m’aider.

A. B., en audience

Le 2 février 2023, Radio-Canada a diffusé un reportage sur le « système Miller ». Une dizaine de femmes disaient avoir eu des relations sexuelles contre de l’argent avec le milliardaire entre 1994 et 2006. Six d’entre elles ont affirmé qu’elles étaient mineures au moment des faits.

A. B. affirme qu’après la diffusion du reportage, le bras droit de Robert Miller, Sam Abrams, lui a expliqué que les versements d’argent deviendraient plus compliqués. « Il a dit qu’il était sous investigation et qu’il ne pouvait plus me faire de transferts électroniques », a expliqué la femme devant le tribunal.

« J’ai réalisé que j’avais bien fait »

Quelques semaines plus tard, le 20 février, A. B. est venue à Montréal rencontrer Sam Abrams. La rencontre a eu lieu dans le bureau de MKarim Renno, l’avocat de M. Miller.

A. B. s’est alors fait offrir 50 000 $ en argent comptant dans une enveloppe. Il y avait toutefois une condition : elle devait signer un document dans lequel elle s’engageait à ne pas discuter du montant reçu et à renoncer à tout recours futur contre M. Miller. Elle conservait toutefois le droit de parler publiquement de son histoire et de parler avec la police dans le cadre de toute procédure criminelle.

MKarim Renno a expliqué devant le tribunal que c’est lui qui avait expliqué à Robert Miller l’importance de faire signer une quittance à toute femme qui réclamait de l’argent.

Je lui ai dit, écoute : si des gens se manifestent et que vous prenez la décision de verser un montant, moi je veux être certain que c’est la dernière fois. C’est moi qui insistais pour qu’il y ait une quittance qui soit préparée.

Me Karim Renno, avocat de Robert Miller

« Je voulais absolument qu’il y ait un document écrit pour trois raisons. Un, je ne voulais pas que la situation perdure indéfiniment et que les gens puissent venir et revenir et revenir constamment demander de l’argent. Deux, je craignais que les autorités policières rouvrent leur enquête suite au reportage et je ne voulais pas donner l’impression qu’on était en train de verser de l’argent pour que qui que ce soit ne parle pas à la police. Trois, si des journalistes mettaient la main sur le document, je ne voulais pas que M. Miller ait l’air de payer des femmes pour ne pas parler », a détaillé MRenno.

MRenno a fourni à A. B. des noms d’avocats qu’elle pouvait consulter avant de signer le document. La femme a pris contact avec l’un d’eux, prévu un rendez-vous, puis est partie avec l’argent, sans signer la quittance.

L’avocat retenu par A. B. a ensuite rappelé MRenno pour dire que le montant de 50 000 $ était insuffisant et qu’il faudrait plus. Mais les discussions se sont arrêtées là. Le 23 février, les médias ont fait état d’une demande d’action collective contre Robert Miller, au nom de toutes les femmes qui avaient été exploitées sexuellement alors qu’elles étaient mineures. La demande réclamait 1,5 million de dollars pour chaque femme. Les 50 000 $ offerts à A. B. semblaient bien peu en comparaison.

« Et là, j’ai réalisé que j’avais bien fait de ne pas signer », a expliqué A. B. devant la cour. Peu après, elle déposait sa propre poursuite dans laquelle elle réclamait 8 millions de dollars.

Un consentement inféré

Dans son jugement daté du 22 mars dernier, le juge Marc St-Pierre donne raison au camp Miller et rejette la poursuite. Il affirme que même si A. B. n’a pas signé le document confirmant qu’elle renonce à tout recours futur, son consentement « peut s’inférer » parce qu’elle est partie en acceptant l’argent.

« Le départ de la demanderesse avec la somme de 50 000 $ ne peut pas s’expliquer autrement », tranche-t-il.

« Bien qu’il soit assez surprenant qu’un avocat laisse partir l’autre partie avec le montant d’argent sans que le document de quittance ait été signé, ça peut s’être passé ainsi, vu le court laps de temps à la disposition des parties pour finaliser la transaction », ajoute le magistrat.

Il n’y a aucune preuve que le consentement de la demanderesse ait pu être vicié.

Extrait de la décision du juge Marc St-Pierre

De façon inhabituelle, le juge écrit dans son jugement que M. Miller est un « abuseur de jeunes filles ». Pendant les audiences, il avait utilisé ce terme avec prudence, en précisant qu’il ne s’agissait que d’allégations et que l’affaire n’avait évidemment pas encore été jugée sur le fond. Dans son jugement, il laisse tomber cette réserve.

Les avocats d’A. B. ont annoncé qu’ils porteraient la décision en appel. « Nous avons déjà été mandatés par la victime A. B. pour porter ce jugement en appel en raison de certaines erreurs du tribunal dans son appréciation de la preuve soumise », affirme MJean-Philippe Caron, du cabinet Calex Legal.

« Par respect pour le processus judiciaire, nous n’entendons pas commenter davantage et nous nous en remettons à la Cour d’appel », a conclu l’avocat.

D’autres femmes s’étaient manifestées

D’autres femmes pourraient-elles se retrouver dans la même situation qu’A. B. ? Elles sont déjà plusieurs dizaines à s’être manifestées aux différents avocats impliqués dans ce dossier et à affirmer avoir été victimes d’abus sexuels.

Dans son témoignage, l’avocat Karim Renno a d’ailleurs confirmé que le document de quittance soumis à A. B. avait été préparé pour être soumis à toute femme qui accepterait un dédommagement dans le cadre d’une entente à l’amiable.

Je n’ai pas préparé [le document] pour la demanderesse, je préparais une transaction et la quittance pour qui que ce soit qui pouvait se manifester.

Me Karim Renno, avocat de Robert Miller

MRenno a aussi confirmé que le reportage de Radio-Canada avait poussé plusieurs femmes à contacter directement les représentants de M. Miller pour s’entendre avec l’homme d’affaires. « Des avocats nous ont contactés au nom de clientes, et des femmes nous ont contactés directement pour faire valoir leurs droits », a-t-il déclaré.

L’avocat n’a pas précisé si certaines d’entre elles ont accepté une enveloppe.

Robert Miller a toujours nié les allégations des plaignantes à son endroit. En septembre, il a vendu son entreprise Future Electronics à un groupe de Taïwan pour 5,14 milliards.

Les dates clés de l’affaire Miller

2 février 2023 

Radio-Canada diffuse un reportage portant sur plusieurs femmes qui disent avoir eu des relations sexuelles avec le milliardaire Robert Miller en échange d’argent. Six d’entre elles affirment qu’elles étaient mineures au moment des faits.

3 février 2023 

Robert Miller démissionne de son poste de président de Future Electronics tout en niant les allégations. Il demeure propriétaire de l’entreprise.

22 février 2023 

Une femme dépose une demande d’action collective au nom de toutes les adolescentes qui auraient été recrutées pour offrir des services sexuels au milliardaire.

10 mai 2023 

A. B. dépose une poursuite individuelle en dommages contre Robert Miller.

14 septembre 2023 

M. Miller vend Future Electronics pour 5,14 milliards.

8 mars 2024 

Dans un témoignage devant la Cour supérieure, le bras droit de Robert Miller affirme que ce dernier n’a aucun compte bancaire à son nom et qu’il utilisait le compte de son bras droit, Sam Abrams, pour ses besoins personnels. Le compte était alimenté avec l’argent de Future Electronics, selon lui.