En moins de cinq ans d’existence, le pont Samuel-De Champlain a déjà été le théâtre de sept suicides. Une mère qui vient d’y perdre son fils réclame que la structure soit sécurisée. Ottawa envisage de le faire, a appris La Presse.

« Je ne comprends même pas qu’ils ont construit un pont comme ça et qu’ils ne l’ont pas sécurisé en partant », s’indigne Kathy Roussel, rencontrée chez elle cette semaine.

Son fils Maxime, qui habitait dans la région de Montréal, devait lui rendre visite au début de février. Il avait promis de partir tôt pour qu’ils puissent passer assez de temps ensemble. Mais ce samedi-là, l’homme de 27 ans a arrêté son auto sur la travée sud du pont Samuel-De Champlain, en est sorti, puis s’est précipité vers le vide.

Un, c’est un de trop. Là, c’est le mien. Dans six mois, est-ce que ça va être une autre famille ? Il faut qu’il se passe quelque chose. Ça va prendre combien de vies avant qu’ils le fassent ?

Kathy Roussel, en retenant un sanglot

Infrastructure Canada a donné « un mandat pour évaluer certaines options », nous a répondu Martin Chamberland, directeur des opérations chez Groupe Signature sur le Saint-Laurent (SSL), qui gère le pont Samuel-De Champlain.

« Les mesures en cours d’évaluation comprennent entre autres l’installation de barrières dissuasives sur le tablier autoroutier », a confirmé Infrastructure Canada par courriel.

« De multiples facteurs sont considérés dans l’analyse, y compris l’impact sur la structure du pont, sur les opérations, et sur la sécurité des usagers en général », souligne le ministère fédéral.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Travées sud du pont Samuel-De Champlain, en septembre dernier

Pour SSL, le poids d’une clôture, la prise qu’elle donnerait au vent et la nécessité de garder le dessous du pont accessible font partie des « aspects structuraux » à considérer.

Infrastructure Canada n’a toutefois pas annoncé d’engagement formel à faire installer des barrières anti-suicide, ni d’échéancier.

« Pour l’instant, notre mandat, c’est d’évaluer la faisabilité technique et de voir ce qu’il est possible de faire », indique M. Chamberland.

SSL « espère être capable de revenir au courant de l’année 2024 » avec les réponses aux questions d’Ottawa.

Aspect architectural

En novembre dernier, la coroner Nathalie Lefebvre avait recommandé que la travée sud « soit rendue plus sécuritaire » avec « des glissières anti-suicide ». Son rapport portait sur un homme de 24 ans qui avait « pu sans difficulté enjamber la rambarde et se précipiter dans le vide ».

Mais pour ce côté du pont, « les discussions sont moins avancées parce que la complexité technique d’ajout est beaucoup plus grande », avait alors répondu M. Chamberland.

Lisez « Pont Samuel-De Champlain : un deuxième coroner recommande des barrières anti-suicide »

La situation a donc « progressé un petit peu », a noté le directeur des opérations cette semaine.

Le pont Samuel-De Champlain a été ouvert à la circulation le 1er juillet 2019. À la fin de 2023, il avait été le théâtre de cinq tentatives de suicide et de six suicides, auxquels s’est ajoutée la mort du fils de Mme Roussel en 2024, selon les chiffres de la Sûreté du Québec.

Au pont Jacques-Cartier, qui est équipé de barrières anti-suicide, on a recensé neuf tentatives de suicide, mais aucun décès, depuis le 1er janvier 2019.

En regardant des images de la travée sud sur Google, Mme Roussel a été choquée de n’y voir qu’une « espèce de garde-corps en métal ». Pour « franchir le bord du pont en courant, il faut que ce soit quand même facile parce que Maxime, c’est un gars de 5 pi 7 po, il ne faisait pas 6 pi 3 po », souligne sa mère.

Ce corridor routier est bordé par le même type de glissière en béton avec garde-fou en acier que les autres ponts du Québec.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Barrières dissuasives installées sur le pont Jacques-Cartier

Et y ajouter une clôture sur toute la longueur, comme au pont Jacques-Cartier, aurait des impacts sur l’aspect architectural, avait expliqué M. Chamberland à La Presse en novembre dernier.

L’argument architectural a piqué Mme Roussel au vif.

« Oui, l’architecture, mais peut-on empêcher du monde de sauter ? »

« Ce n’est pas juste une question d’esthétique. La raison primaire, c’est qu’il n’y avait pas d’historique [de suicides sur l’ancien pont Champlain] », a précisé M. Chamberland cette semaine.

Contrairement au pont Jacques-Cartier, qui comptait en moyenne 10 suicides par an avant l’ajout de barrières dissuasives, l’ancien pont Champlain n’était pas ce que les chercheurs appellent un « aimant à suicide ».

D’ailleurs, lorsque Jacques-Cartier a été sécurisé, à la fin de 2004, il y a eu « peu ou pas de transfert » vers les autres ponts et lieux élevés de l’île de Montréal et de la Montérégie, montre un article publié dans l’American Journal of Public Health en juillet 2013.

Consultez l’étude « Installation of a bridge barrier as a suicide prevention strategy in Montréal » (en anglais)

Un nouveau pont comme Champlain devrait néanmoins être sécurisé, avaient alors recommandé les auteurs québécois.

« La conception de la barrière est importante pour son efficacité et devrait être considérée dans la construction des nouveaux ponts ayant le potentiel de devenir des lieux de suicide symboliques, comme le pont Champlain. »

« La crise suicidaire est souvent de courte durée et non récurrente », explique l’auteur principal de cet article, le DStéphane Perron, en entrevue téléphonique.

« Donc quelqu’un qui a des pensées suicidaires importantes et qui a envisagé [un moyen précis], si le moyen n’est pas présent, il ne l’utilisera pas et ne se suicidera pas », souligne le DPerron, aujourd’hui médecin-conseil à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).

Même le Golden Gate Bridge de San Francisco, qui accumulait les fins tragiques depuis 1937, vient enfin d’être sécurisé. On y déplorait près de 34 morts en moyenne par année entre 2011 et 2021. Dès l’apparition des premiers filets en acier inoxydable, en 2022, le bilan annuel a diminué à 22 morts, rapporte le New York Times. Les travaux ont été terminés au début de 2024.

Lisez l’article du New York Times (en anglais ; abonnement requis)

Côté piste cyclable aussi

La travée nord du pont Samuel-De Champlain, où se trouve la piste cyclable, présente une barrière dissuasive de 2,55 mètres. Celle-ci n’est cependant « pas très difficile » à escalader, avait constaté le coroner Jean Brochu dans son rapport sur la mort d’un homme de 38 ans, survenue en 2022.

« La modification des barrières existante sur la piste multifonctionnelle » fait partie des mesures évaluées, a fait savoir Infrastructure Canada.

Des autocollants affichant des numéros de téléphone à composer en cas de détresse seront aussi apposés sur la partie supérieure de la clôture « aussitôt que la température va le permettre », indique M. Chamberland.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Kathy Roussel ne veut pas que son souhait soit oublié. « Parce qu’il y en a de la détresse, et le suicide n’est pas en baisse », dit-elle.

« Je ne veux pas que ça reste sous le silence […] pour pas que d’autres familles vivent ça. Parce qu’il y en a de la détresse, et le suicide n’est pas en baisse », plaide Mme Roussel.

Le taux de suicide « est relativement stable depuis quelques années », précise effectivement l’INSPQ dans son plus récent portrait publié en février, avec un taux de 12,7 par 100 000 personnes en 2022.

« Depuis l’année de pandémie […], il y a eu une augmentation de 64 % de la demande en prévention du suicide pour les personnes ayant des idées suicidaires, leurs proches et les personnes endeuillées par suicide », nous a par ailleurs indiqué le Centre de prévention du suicide de Montréal par courriel cette semaine.

Besoin d’aide pour vous ou un proche ?

Ligne québécoise de prévention du suicide : 1 866 APPELLE (277-3553)

Consultez le site de l’Association québécoise de prévention du suicide