Une série qui vous présente, tout au cours de l’année, des personnes ou des organismes qui pallient les défaillances de nos réseaux publics.

G. K. est assis sur un vieux futon gris échoué dans l’entrée condamnée du 281, l’ancien club de danseurs nus. Les fenêtres sont placardées de carton brun, les murs couverts de graffitis. L’homme de 29 ans tire son matériel d’injection d’un sac de papier. Mélange, chauffage, garrot, puis injection.

« Peux-tu rester ici pis me checker juste pour être sûr que je suis correct ? », lance-t-il à Félix-Antoine Guérin, coordonnateur du programme d’intervention de proximité à l’organisme L’Anonyme.

Félix-Antoine est appuyé sur une grosse camionnette blanche, temporairement stationnée à un jet de pierre de la rue Berger, tristement surnommée l’allée du crack, tant il y a d’usagers et de revendeurs de drogues dures.

Normalement, G. K. aurait pu entrer à l’intérieur de cette camionnette, qui est en réalité un site d’injection supervisée mobile, pour consommer sa drogue en toute sécurité. On l’aurait assis dans l’un des deux cubicules réservés aux consommateurs. Il aurait pu passer 45 minutes, une heure dans le camion blanc. Mettre la musique qu’il désire. Les intervenants auraient effectué une veille pendant tout le processus, puis l’auraient laissé partir, assurés qu’il ne ferait pas de surdose.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Normalement, G. K. aurait pu entrer à l’intérieur de la camionnette, qui est en réalité un site d’injection supervisée mobile, pour consommer sa drogue en toute sécurité.

Mais en ce début de soirée, le camion du groupe L’Anonyme, qui roule depuis maintenant six ans, n’est pas officiellement en service. Félix-Antoine Guérin fait faire la tournée des lieux chauds à une journaliste et un photographe de La Presse, afin de leur montrer l’ampleur des besoins à Montréal.

Impossible, cependant, de refuser la demande de G. K. Félix-Antoine prolonge son arrêt rue Sainte-Catherine.

  • G. K., 29 ans, prépare sa dose.

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    G. K., 29 ans, prépare sa dose.

  • Avant de consommer, il y va de quelques étapes : mélange, chauffage, garrot, puis injection.

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    Avant de consommer, il y va de quelques étapes : mélange, chauffage, garrot, puis injection.

  • G. K. a élu domicile rue Sainte-Catherine, près de la rue Berger, tristement surnommée l’allée du crack, tant il y a d’usagers et de revendeurs de drogues dures.

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    G. K. a élu domicile rue Sainte-Catherine, près de la rue Berger, tristement surnommée l’allée du crack, tant il y a d’usagers et de revendeurs de drogues dures.

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Il y a quelques années, G. K. est allé en voyage à Vancouver. Il n’en est jamais complètement revenu. Et aujourd’hui, il a élu domicile ici, sur le futon de l’ex-281. Dans la rue, explique-t-il, « c’est beaucoup plus rough que c’était avant. Maintenant, c’est la jungle. Je peux m’endormir ici, et je n’aurai plus de bottes dans les pieds en me réveillant ».

Une fois la période de surveillance écoulée, Félix-Antoine sonne le départ. « Si on reste ici, on ne repartira plus ! », lance le jeune homme, qui œuvre aux services de proximité de L’Anonyme depuis maintenant cinq ans. Au cours de ces cinq années, les choses ont bien changé dans les rues montréalaises.

« Au début, on a eu deux surdoses en quatre ans. L’an passé, on en a eu 20. Et cette année [2023], 94. Et l’année n’est pas terminée ! »

Dans la camionnette, il y a des tiroirs avec du matériel d’injection et d’inhalation. Des boîtes complètes, si nécessaire, qu’on peut donner aux clients. Du matériel médical de base. Il y a un spectromètre, qui permet d’analyser en quelques minutes les substances qui se retrouvent dans une dose de drogue.

Mais surtout, on y retrouve du matériel de survie : des kits de naloxone à administrer en cas de surdose, un saturomètre pour mesurer le taux d’oxygène dans le sang, de l’oxygène destiné aux usagers en détresse respiratoire.

« On a besoin d’aide sur le terrain »

Karina Carola travaille depuis près de deux ans dans le mobile. Dans son quart de travail le plus frénétique, elle a « sauvé » deux usagers qui faisaient des surdoses hors du site d’injection supervisée mobile. « Quelqu’un est venu cogner à la porte du mobile et m’a dit : il y a quelqu’un dans le parc qui est en train de mourir. Cette nuit-là, j’ai eu deux interventions du genre. Le deuxième usager, sa figure était bleue quand j’ai basculé sa tête. »

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Karina Carola travaille dans le service d’injection supervisée mobile depuis près de deux ans.

Les intervenants y rencontrent tous les types de clientèle, des sans-abri aux travailleurs, des étudiants aux anciens sportifs. Ils ont leurs habitués. « On les aime, nos usagers », dit Félix-Antoine.

Pour tous, la consommation de drogue est devenue un véritable coup de dés, dit Félix-Antoine Guérin. « C’est comme si tous les jours, tu allais acheter ta bière au dépanneur. Une journée, au lieu d’être à 7 % d’alcool, elle est à 90 %. » Le fentanyl est dangereux, certes, mais les produits avec lesquels on coupe la drogue peuvent l’être tout autant, dit-il.

La camionnette de L’Anonyme roule 365 jours par an, de 23 h à 5 h du matin. Récemment, on a ajouté un quart de jour, de 7 h à 13 h. Comme les sites supervisés fixes de Cactus, Dopamine et Spectre de rue sont fermés pendant une partie de ces heures, la nuit, la camionnette de L’Anonyme est la seule ressource disponible pour les toxicomanes. Les deux intervenants en poste fonctionnent en partie sur appel et peuvent se rendre dans toute l’île de Montréal.

« On peut aller à Notre-Dame-de-Grâce, Pointe-aux-Trembles et Montréal-Nord dans une même soirée. Certains usagers ont un domicile, mais ne veulent pas s’injecter seuls. Ils ont peur de mourir », résume Karina Carola. « Les gens qui sont en périphérie sont souvent ceux qui ont le plus besoin de nous. Ils consomment seuls et n’ont pas de service supervisé à proximité », ajoute Félix-Antoine Guérin. Le mobile sert aussi des usagers dans la rue, en se stationnant sur divers sites.

Chose certaine, la clientèle ne manque pas. « On refuse du monde toutes les nuits. On a besoin d’aide sur le terrain », dit Karina Carola. Il faudrait plus d’un site mobile comme celui de L’Anonyme, renchérit Félix-Antoine Guérin, en faisant slalomer le gros véhicule entre les véhicules qui cherchent un stationnement rue Sainte-Catherine. « Ces gens-là, ils ne peuvent pas arrêter d’exister ! »

L’asphalte reluit sous la pluie et les lumières de Noël cascadent sur les devantures des magasins. Mais cette rue qu’arpentent les magasineurs de dernière minute est beaucoup plus qu’un lieu de passage pour un nombre toujours croissant de personnes.

De ces deux ans à bord du véhicule, Karina retient une image. « C’était l’hiver. La personne était couchée dans son sleeping bag sur le trottoir, au coin d’une rue. Elle avait une lampe frontale et elle lisait. Exactement comme je fais chez moi dans mon lit. »

« Sauf qu’elle, elle était dehors. »