Alex et sa sœur cadette ont perdu leur père, Daniel, de manière subite en juillet dernier. Lorsqu’ils ont voulu revoir les photos et les réflexions que leur être cher a publiées au fil des années sur sa page Facebook, ils ont dû vivre un second deuil : le profil avait été supprimé après un signalement dont les proches ignorent la provenance.

« C’est comme si on avait volé une partie de sa mémoire », déplore Alex, âgé de 25 ans. « Ça empire notre deuil, parce qu’il y a une partie des souvenirs avec notre père qui se sont envolés. Tout le monde était confus. On s’est rendu compte en faisant des recherches que c’était extrêmement facile de faire fermer un compte. »

La famille immédiate de Daniel a peine à imaginer qu’elle n’aura plus jamais accès aux nombreuses photos de voyage égrainées par le baroudeur dans le réseau social. Et l’homme mort sans avertissement à l’âge de 58 ans ne manquait pas de philosopher au fil de ses publications, des points de vue précieux, eux aussi, peut-être disparus à jamais. « On perd tout ça du jour au lendemain, sans avoir de préavis », raconte Alex, qui décrit un mélange de colère et de tristesse. « C’est rough. »

Pire encore : toutes les interventions de Daniel dans des conversations privées avec ses proches ont été effacées. Désormais, lorsqu’il regarde le canal de messagerie privée partagé avec son père, Alex soliloque. « J’ai été assez vite pour prendre des captures d’écran des derniers messages qu’on s’est envoyés, mais ce n’est pas tout le monde qui a fait ça. »

Les démarches de la famille auprès de Meta, maison mère de Facebook et d’Instagram, pour ravoir accès aux publications publiques de Daniel sont restées vaines. « On est conscients que Facebook est une giga grosse entreprise, mais il n’y a aucune procédure claire lorsqu’un compte a été fermé par erreur », dénonce Alex. « Je ne peux pas croire que c’est une situation qui arrive rarement à l’échelle du monde entier. On n’a jamais eu de nouvelles. On s’est sentis abandonnés. »

Facebook n’avait pas répondu aux demandes d’information de La Presse au moment de publier.

Des paramètres méconnus

Environ 8000 utilisateurs de Facebook meurent chaque jour, selon une analyse publiée dans la revue Jurimetrics en 2015. Le nombre de morts inscrits sur la plateforme pourrait surpasser le volume d’utilisateurs vivants d’ici 2070, indiquait pour sa part l’Oxford Internet Institute en 2019.

Dans ses paramètres avancés, Facebook offre deux options à ses utilisateurs si leur décès est signalé : que leur compte soit supprimé définitivement ou qu’il soit transformé en page commémorative. Dans les faits, très peu d’internautes ont enregistré une préférence, voire sont au courant d’une alternative.

Les conditions d’utilisation et les pratiques en matière de mort numérique diffèrent beaucoup d’une entreprise à l’autre, note Alexandre Plourde, avocat à Option consommateurs et auteur du rapport Entre mémoire et oubli : les consommateurs face à la mort numérique.

Facebook gagnerait à faire mieux connaître toutes les modalités qui sont applicables en cas du décès des utilisateurs. Il devrait aussi les inviter à paramétrer leur compte de façon à ne pas laisser leurs héritiers dans des situations difficiles.

Alexandre Plourde, avocat à Option consommateurs

La famille est convaincue qu’il est impossible que Daniel, qui n’avait « ni testament ni assurance », ait demandé la suppression de son compte s’il passait de vie à trépas.

Lorsqu’aucun choix n’a été défini par un usager qui meurt, la décision revient à l’exécuteur testamentaire ou au premier « membre de la famille proche » qui informe Facebook du décès.

La plateforme dit exiger une preuve de relation avec le défunt – aucun document n’était requis dans le formulaire consulté par La Presse, mais une adresse courriel était exigée – et une preuve du décès, qu’il s’agisse d’une « photo de la nécrologie, de son certificat de décès, d’une carte commémorative ou de toute autre documentation confirmant le décès ».

Puisque Facebook n’a pas répondu à nos questions, il nous a été impossible de connaître sa définition de « famille proche ». La Commission d’accès à l’information du Québec y inclut par exemple les cousins, les tantes et oncles ou les très vagues « autres parents ». Il est donc probable qu’un membre de la parenté éloignée de Daniel ait court-circuité la famille immédiate en demandant la suppression du compte.

Un sondage parmi les membres de la famille exclut cette option, selon Alex.

« Une question qu’on peut se poser, c’est : est-ce que Facebook a bien fait les vérifications pour s’assurer que la personne qui demandait la suppression du compte était bel et bien autorisée à le faire ? De ce qu’on comprend, le barbier de mon père aurait pu fournir une capture d’écran de l’avis de décès et ç’aurait été suffisant », déplore Alex.

En racontant l’expérience de sa famille, Alex souhaite faire pression sur Meta pour qu’elle corrige ce genre de situations ainsi que lancer un appel à tous : « Si vous n’êtes pas dans la famille proche [du défunt], ne faites pas fermer un compte, même si c’est pour bien faire, dit-il. C’est tellement difficile de réparer la situation après coup. »

Alex a demandé que seuls son prénom et celui de son père soient utilisés dans notre article, puisqu’un membre de la famille ne souhaitait pas vivre son deuil publiquement, un souhait que nous avons respecté.

Le processus de deuil inscrit à la loi

En 2021, la Commission d’accès à l’information du Québec a ouvert une brèche dans la protection des renseignements d’une personne décédée. Une entreprise peut communiquer au conjoint ou à un proche parent des informations personnelles susceptibles « d’aider le requérant dans son processus de deuil », à condition que le défunt n’ait pas « consigné par écrit son refus d’accorder ce droit d’accès ». Des souvenirs de famille comme des photos ou des publications Facebook pourraient très bien satisfaire aux critères, selon Alexandre Plourde, d’Option consommateurs. En vertu de la loi, les organisations qui reçoivent une demande de renseignements sont tenues d’expliquer les raisons d’un refus et les recours possibles. Les traces Facebook de Daniel ont-elles été effacées définitivement ? C’est possible. Mais « normalement, l’entreprise doit conserver les renseignements personnels le temps qu’une personne qui a des intérêts dans ces renseignements ait épuisé ses recours », indique MPlourde.

Des photos mentales

Selon Deborah Ummel, psychologue et professeure agrégée au département de psychoéducation de l’Université de Sherbrooke, un processus de deuil « sain » nécessite une oscillation entre des « moments de restauration » comme des sorties au restaurant ou au cinéma et des comportements de tristesse orientés vers la perte. Il peut s’agir d’« écouter pour la douzième fois le dernier message laissé par sa maman décédée sur le répondeur, de réécouter une musique qui rappelle un moment marquant ou de retourner voir un album photo ». La mémoire numérique d’un être cher est un outil de plus pour restituer des instants précieux. Mme Ummel est d’avis que le fait d’être privé d’une partie de ce coffre à souvenirs peut « perturber le processus de deuil ». Il faut alors se tourner vers la mémoire humaine. « Les photos ne sont plus là, mais les traces que les photos ont laissées chez les gens, elles, subsistent. »