Les tribunaux civils et administratifs ont besoin d’un électrochoc de l’ampleur de ce que le mouvement #moiaussi a été pour la justice criminelle, conclut Juripop deux ans après avoir reçu le mandat par Québec de documenter les obstacles devant ces tribunaux pour les victimes de violence conjugale et à caractère sexuel.

MSophie Gagnon n’en revient toujours pas.

Dans un récent dossier civil, une juge a refusé à une victime de violence conjugale d’être accompagnée d’une intervenante spécialisée pour témoigner devant la Cour.

Cette femme avait besoin de soutien parce qu’elle était terrorisée à l’idée de témoigner dans la même pièce que son ex-conjoint violent.

« La demande a été contestée [par la partie adverse, soit l’ex-conjoint], puis refusée par le tribunal alors qu’en matière criminelle, les personnes victimes peuvent même témoigner avec des chiens », raconte la directrice générale de Juripop, toujours scandalisée par la décision de cette juge au civil.

MGagnon souhaite qu’on la comprenne bien ici : elle se réjouit que des chiens de soutien soient désormais offerts dans les tribunaux spécialisés récemment créés en justice criminelle pour traiter les cas de violence sexuelle ou conjugale.

Mais qu’on refuse à ces mêmes victimes – qui se retrouvent devant des tribunaux civils et administratifs – des mesures d’adaptation comme l’accompagnement d’une intervenante ou même la possibilité de témoigner en visioconférence pour éviter d’être dans la même pièce que l’agresseur – histoire vécue –, cela démontre à ses yeux l’étendue du « changement de culture qui doit être fait ».

Le rapport Rebâtir la confiance, réalisé après l’électrochoc du mouvement #moiaussi, s’employait essentiellement à corriger les failles du système de justice criminelle, rappelle MGagnon. De plus, les tribunaux spécialisés mis en place dans la foulée du rapport se concentrent uniquement sur le droit criminel. Or, « une victime de violence conjugale, si elle a des enfants, elle aura autant sinon plus affaire au système de justice civile [pour la garde, la pension alimentaire, etc.] qu’au système criminel », souligne MGagnon.

Même chose pour les victimes de violences sexuelles : si elles ont dénoncé leur agresseur sur Instagram et qu’elles se font poursuivre en diffamation ou encore si elles ont subi des dommages et veulent poursuivre l’auteur de violence devant le tribunal, « encore une fois, ce sera au civil que ça va se passer », indique la directrice générale de Juripop.

Système « à deux vitesse »

En 2021, le ministre de la Justice du Québec a confié à Juripop le mandat de représenter gratuitement des victimes de violence conjugale et à caractère sexuel devant les tribunaux civils et administratifs, avec pour mission de documenter les obstacles et de proposer des solutions innovantes pour améliorer leur parcours.

Après avoir représenté une cinquantaine de victimes depuis deux ans, l’organisme juridique à but non lucratif conclut que « ce système-là a énormément d’écueils dont on a très peu parlé publiquement et qui portent atteinte à la dignité, à la sécurité, à la réparation des personnes victimes et survivantes », affirme sa directrice générale, MGagnon, en entrevue avec La Presse. Elle souhaite une prise de conscience collective de l’ampleur qu’a eue le mouvement #moiaussi sur le système de justice criminelle.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

MJustine Fortin, avocate et directrice de programmes chez Juripop

Les mesures adaptées aux besoins particuliers des personnes victimes tant de violence conjugale que de violence sexuelle sont pratiquement inexistantes en justice civile.

MJustine Fortin, avocate et directrice de programmes chez Juripop

Juripop parle d’un système de justice « à deux vitesses ». « Le droit criminel a été conçu en tenant compte du fait qu’il y a des victimes ; qu’elles sont des personnes vulnérables dont le tribunal doit assurer la protection, souligne MGagnon. En matière civile, on présume de l’égalité des parties. Ça fait en sorte que c’est le rôle de l’avocat qui représente la personne victime d’être au courant des besoins d’accommodements de sa cliente et ensuite de les demander au tribunal. »

Ces mesures d’accommodement devraient être offertes automatiquement quand l’une des deux parties est victime de violences et qu’elle doit affronter l’auteur de ces violences devant le tribunal civil, selon Juripop.

« Notre ambition, c’est d’obtenir ces mesures-là de manière à faire jurisprudence pour que dans l’avenir, les avocats en pratique privée de partout au Québec puissent les demander », indique MGagnon, dont l’organisme a aussi été mandaté par Québec pour offrir des formations aux avocats qui travaillent auprès des victimes partout dans la province.

Des gains et des écueils

Parmi ses récents gains, Juripop a obtenu la première ordonnance civile de protection en contexte de violence conjugale. Cette ordonnance est un « outil de protection » qui peut être utilisé par les personnes victimes de violence conjugale qui n’auraient pas encore porté plainte à la police ou qui ne souhaitent pas le faire. Elle peut, par exemple, interdire à un conjoint violent de s’approcher de la résidence ou du travail de la victime ou encore forcer le conjoint violent à remettre ses armes.

Dans ce dossier, la Cour d’appel a par la suite reconnu coupable d’outrage au tribunal l’auteur de violence. Un jugement important qui crée de la jurisprudence, se réjouit Justine Fortin, avocate et directrice de programmes chez Juripop.

Autre victoire : la première nomination d’un avocat paravent – un modèle inspiré du droit criminel – afin de procéder au contre-interrogatoire d’une victime. L’avocat paravent est indépendant. Il est chargé de poser des questions pour l’auteur de violence au moment du contre-interrogatoire.

C’est qu’en droit de la famille, souvent les auteurs de violence vont se représenter seuls, indique MFortin.

L’auteur de violence va avoir la possibilité d’interroger directement sa victime sur des questions liées à la garde, à la pension alimentaire, à l’argent, etc. C’est un processus non seulement revictimisant, mais aussi dangereux, parce que le système lui permet de perpétuer son contrôle sur la victime, et ce, même si leur relation est terminée.

MJustine Fortin, avocate et directrice de programmes chez Juripop

Vaste chantier

Le chantier de Juripop est vaste. Les personnes victimes de violence à caractère sexuel ne sont pas traitées de manière égale par les tribunaux civils, constate aussi l’organisme.

À titre d’exemple, la personne victime qui a subi de l’inceste recevra des dommages et intérêts plus généreux qu’une personne ayant vécu des violences sexuelles à l’âge adulte, selon la jurisprudence. L’organisme souhaite contester cette hiérarchisation des violences et ce traitement inconstant de celles-ci par les tribunaux.

Autre écueil : l’analyse de l’intérêt de l’enfant tend encore à favoriser « à tout prix » le temps parental avec le parent violent au détriment d’une réponse adéquate aux besoins de l’enfant victime.

À un homme qui avait été incarcéré pour violence conjugale et qui réclamait des droits de garde, une juge a dit : « Le Tribunal reconnaît que l’enfant est victime de violence conjugale, mais il est sensible à un père qui n’aurait pas le droit de voir son enfant », raconte MFortin.

On sait que pour un enfant, d’être témoin de cette violence post-séparation, cela va affecter son développement, son attachement, son succès à l’école, mais ces connaissances-là ne se sont pas encore rendues devant les tribunaux en droit de la famille.

Me Sophie Gagnon, directrice générale de Juripop

L’organisme s’affaire à obtenir des jugements phares qui permettront de renverser cette tendance jurisprudentielle.

Autre problème diagnostiqué par l’organisme : pour déposer une demande devant les tribunaux civils, la victime doit normalement divulguer ses informations personnelles telles que son nom et son adresse. C’est possible de présenter une demande d’anonymat et d’inscrire l’adresse du bureau d’avocats. Toutefois, c’est à la discrétion du Tribunal, alors que ce devrait être automatique lorsque les faits en litige impliquent des violences sexuelles ou conjugales, croit Juripop.

Juripop a l’ambition de « changer » le droit civil, du moins « essayer », concluent les deux avocates enthousiastes.