Un contrat entre deux individus prévoyant un remboursement en services sexuels peut-il être légal ? C’est une des questions auxquelles la Cour des petites créances doit répondre, dans une cause où un client de 77 ans poursuit une escorte à qui il a prêté 20 000 $ pour l’aider à se sortir de sa situation.

« C’est une histoire très touchante, pleine de tristesse de part et d’autre », a annoncé la juge Sophie Lapierre, en ouvrant le procès, au palais de justice de Sherbrooke, le 9 novembre. « Mais on va cadrer ce qui est important au niveau juridique : y a-t-il eu un prêt ? Est-il valide ? Et est-ce qu’il y a eu quittance ? », a résumé la magistrate.

L’affaire survient quelques mois après qu’un juge de la Cour des petites créances de Nouvelle-Écosse a ordonné à un homme de verser 1800 $ à une travailleuse du sexe pour des services sexuels qu’il n’avait pas payés. Cette décision est considérée comme une première dans le système de justice canadien.

Dans cette nouvelle affaire, le demandeur est Robert*, un homme qui a eu des dizaines de relations payées avec une travailleuse du sexe qui œuvrait à l’époque sous le nom de « Léonie ».

Robert se dit victime de « maltraitance psychologique et financière » après avoir prêté plus de 20 000 $ à la femme, dont il dit qu’il était devenu son « ami-client » au fil de leurs rencontres.

Il lui réclame 15 000 $, le maximum permis à la Cour des petites créances, pour des sommes qu’elle ne lui a pas remboursées.

Une « clause nuit de rêve »

Robert a commencé à prêter de l’argent à la femme lorsqu’elle lui a signalé son intention de quitter le monde de la prostitution. Après avoir endossé un prêt auto et un prêt personnel au nom de la femme, Robert lui a fait signer différentes reconnaissances de dette, des contrats en bonne et due forme prévoyant un remboursement de 487 $ par mois. « J’ai fait préparer le contrat par une notaire pour que ça respecte le Code civil », a affirmé Robert devant le tribunal.

Robert prétend que leur relation n’en était plus une de nature client-escorte à partir de ce moment : « C’était fini, on était des amis », a-t-il soutenu, admettant toutefois qu’il a eu « six ou sept rencontres vraiment intimes comme fuck friends », lors desquelles il déduisait 200 $ de la somme que la défenderesse lui devait.

Une annexe d’un contrat de reconnaissance de dette, déposée en preuve par la femme, prévoyait des remboursements « en nature » à raison de 200 $ le rendez-vous. « Il y aura un minimum de 2 rendez-vous et maximum de 4 par mois », spécifie le document, qui précise aussi les modalités d’une « clause nuit de rêve », par laquelle la femme s’engageait à passer une nuit par année avec Robert.

« Nul, de nullité absolue »

Dans sa défense, la femme a plaidé que cette annexe rendait le contrat « nul, de nullité absolue », puisqu’il s’agit d’avances sur des services sexuels qui sont de nature criminelle, prohibée par la loi ou contraire à l’ordre public.

Lors du procès, la juge Lapierre a demandé à plusieurs reprises à Robert s’il s’était entendu avec la femme pour convenir d’autres formes de remboursement « en nature ».

C’est moi qui décidais, par moi-même, de déduire sa dette, parce que je savais qu’elle ne travaillait pas et qu’elle n’avait pas d’emploi et qu’elle était en difficulté financière.

Robert

Lorsque la femme s’est retrouvée en maison d’hébergement pour femmes violentées en raison de problèmes personnels qui n’ont rien à voir avec sa relation avec Robert, ce dernier a fini par signer une quittance, la libérant de la dette. Il soutient qu’il l’a fait parce qu’une amie de Léonie lui aurait dit que cette dernière se suiciderait s’il n’effaçait pas la créance, ce que dément fermement la femme.

« J’ai été poignardé, dupé, a plaidé Robert devant la juge. C’est moi qui l’ai sortie de son milieu. Je payais son électricité. J’ai tout le temps été de bonne foi. »

Robert a fait témoigner une représentante de DIRA-Estrie, un organisme d’aide aux aînés victimes de maltraitance, venue dire que la peur que la femme puisse se suicider lui a fait vivre une grande détresse.

Enjeux liés au consentement

La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), un organisme qui s’oppose à la légalisation de la prostitution, s’explique mal comment un tel contrat peut se retrouver devant la cour. « C’est comme si elle [l’escorte] n’avait pas le droit de se sortir de cette relation. C’est le même type de contrôle que dans un cas de violence conjugale », commente Jennie-Laure Sully, porte-parole de l’organisme.

Sans se prononcer directement sur la cause, l’organisme Stella, qui représente les travailleuses du sexe, affirme qu’il n’est pas rare que des femmes dans la même situation se fassent « coincer » par des clients qui les menacent d’utiliser les tribunaux pour les contraindre à donner des services sexuels.

« Le travail du sexe reste entièrement criminalisé au Canada », souligne la directrice générale Sandra Wesley. « Ça crée un terrain de jeu assez vaste pour nous nuire, par exemple en menaçant de nous dénoncer au propriétaire de notre logement, à nos parents » ou à toute autre personne en situation d’autorité, déplore-t-elle.

* Nous ne nommons pas la femme impliquée dans cette affaire, car elle est mère d’un enfant d’âge mineur. Nous avons aussi choisi de taire le nom de l’homme par souci d’équité.