Les tracteurs routiers et les camions porteurs construits en Amérique du Nord, avec leur cabine reculée et leur capot proéminent, sont souvent mal conçus en ce qui a trait à la visibilité directe, s’entendent les experts consultés par La Presse. Faudrait-il les équiper d’antéviseurs dès la sortie de l’usine ?

En Europe, presque tous les véhicules lourds ont une cabine avancée et un devant plat, ce qui réduit l’angle mort frontal. Il n’en demeure pas moins que depuis 2004, tous les camions neufs de 7,5 tonnes ou plus doivent être dotés d’au moins un antéviseur – à moins de répondre à des critères stricts de visibilité directe – pour circuler dans l’Union européenne.

PHOTO HENRIK KETTUNEN, ARCHIVES BLOOMBERG

En Europe, presque tous les véhicules lourds ont une cabine avancée et un devant plat, ce qui réduit l’angle mort frontal. Sur notre photo, des camions garés en Finlande.

De ce côté-ci de la frontière, c’est Transports Canada qui a compétence sur les normes de construction des véhicules.

L’organisme fédéral ne nous a pas accordé d’entrevue, mais il explique dans un long courriel mener un programme de recherche sur les angles morts des véhicules et des consultations sur les technologies améliorant la sécurité. « La conception et l’utilisation des camions varient considérablement entre les milieux urbains et ruraux, ce qui rend peu pratique une solution unique telle que l’obligation d’installer un type de miroir antéviseur », écrit une porte-parole.

Transports Canada mise plutôt sur la conception des miroirs obligatoires, sur les technologies d’aide à la conduite et sur l’amélioration de la vision directe du conducteur.

Par exemple, les camions avec des capots inclinés, en plus d’être davantage aérodynamiques, atténuent l’angle mort frontal. Plusieurs modèles se sont affinés dans les dernières décennies.

Un argument fragile

« Bien que l’ajout de miroirs [antéviseurs] puisse améliorer la vision indirecte pour les conducteurs, ils ont l’effet négatif de réduire la vision directe », avait expliqué une porte-parole au Journal de Québec en 2010.

Depuis cette déclaration de Transports Canada, pas moins de 23 piétons ont péri à Montréal dans une situation qui aurait pu être prévenue par des miroirs supplémentaires, selon notre enquête.

En 2013, après la mort d’une femme de 51 ans sous les roues d’un camion à benne, une coroner écrit d’ailleurs : « Transports Canada souligne que “l’ajout de rétroviseurs de type antéviseur aurait probablement permis au conducteur de voir la piétonne et d’éviter la collision.” »

« Les rétroviseurs eux-mêmes peuvent créer des angles morts pour le conducteur, avec le capot du véhicule et les montants avant et central », réaffirme Transports Canada dans un document publié en 2018.

« Ça devient un choix, note Sébastien Bédard, ingénieur au ministère des Transports du Québec (MTQ). Honnêtement, je ne pense pas que Transports Canada avait étudié la question [en 2010], mais il y a un fondement à ce que le porte-parole disait : ce type de miroirs pourrait créer un angle mort très ponctuel. À mon avis, le coût-bénéfice fait en sorte qu’il est beaucoup mieux de les avoir. »

M. Bédard explique qu’un simple mouvement de tête suffit pour pallier un angle mort qui découle d’un miroir, ce qui n’est pas vrai pour la zone aveugle engendrée par le capot.

Julien Dufort, ingénieur à Polytechnique Montréal, n’y voit pour sa part aucun dilemme : son équipe et lui ont trouvé une méthode d’ajustement qui évite pratiquement tout angle mort.

Miser sur les technologies ?

Autre enjeu invoqué pour privilégier une implantation volontaire des antéviseurs : « On ne voulait pas limiter le développement technologique, explique M. Bédard, du MTQ. Quand on arrive autour de 2019-2020, il y a beaucoup de systèmes qui se développent. De rendre obligatoire un équipement, ça aspire un peu toute [l’attention]. »

Julien Dufort, ingénieur à Polytechnique Montréal, ne se range pas derrière cet argument : « Dans la transition [technologique], il n’est jamais trop tard pour imposer des antéviseurs, croit-il. Il va toujours y avoir un parc de véhicules anciens qui ne pourra pas intégrer de nouvelles technologies. Ça va coûter trop cher. » Et puis, fait-il remarquer, « les rétroviseurs des voitures n’ont jamais empêché le développement d’autres systèmes de sécurité ».

La directive européenne permet d’ailleurs qu’un système caméra se substitue à certaines classes de rétroviseurs obligatoires, notamment les antéviseurs.