Ils s’appelaient Lucie, Rakaa, Albina, Efthinios, Monique, Pauline, Ruzene-Rose, Auréa, Giuseppe, Maria, Jean-Paul, Louise, Tkatcheva, Linda, Gabriel, Dragica, Monique, Fleurette, Galina, Howard, Pauline encore, Christine, Guylaine, Jolly, Huguette, Jimmy, Béatrice, Claudette, Alasi, Bruno, Daniel, Shahin, Lise, Wai-Sim, Marie, Claudette encore, Margarita, Gagandeep, Dilan…

Depuis 2000, au moins 39 piétons ont été tués dans l’agglomération de Montréal par un camion après s’être trouvés dans un angle mort à l’avant ou sur le flanc droit du capot, selon notre analyse de plus de 500 collisions mortelles. C’est davantage que le nombre de marcheurs happés par des chauffards en état d’ébriété pendant cette période.

Il y a bientôt 20 ans, le coroner Claude Paquin formulait une recommandation « afin de prévenir des décès » après qu’une dame de 81 ans s’est fait écraser par un camion semi-remorque à l’angle Hochelaga et Dickson : « inclure dans le Code de la sécurité routière un règlement obligeant les propriétaires de véhicules lourds de type conventionnel avec l’avant proéminent de se munir de miroir[s] sur les deux coins avant, afin de voir directement devant le véhicule ».

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Au Canada, les autobus solaires, contrairement aux autres véhicules lourds, doivent être munis d’antéviseurs.

Le Dr Paquin recommandait alors l’imposition de ce qu’on appelle aujourd’hui des « antéviseurs », obligatoires sur les autobus scolaires à l’échelle du Canada et visés par des règlements dans l’État de New York et dans l’Union européenne. Depuis ce rapport, publié en 2004, ce sont au moins 34 piétons qui ont été écrasés ou happés à mort par un camion lourd dans l’île de Montréal après avoir été effacés, à proximité du capot, de la vision d’un camionneur roulant à basse vitesse, révèle une recension effectuée par La Presse.

Parmi les 39 morts depuis 2000, 31 femmes et 23 personnes âgées de plus de 65 ans. Cette surreprésentation s’explique facilement : du siège conducteur, les personnes de petite taille sont plus susceptibles d’être cachées par le bloc moteur des camions.

Ce genre de cas funestes survient en milieu urbain lorsqu’un piéton traverse au feu vert alors qu’un camionneur tourne à droite ou bien lorsqu’un marcheur circule ou s’arrête directement devant un véhicule lourd.

IMAGE TIRÉE D’UN DOCUMENT DU MTQ

En décembre dernier, tout indique que c’est cette deuxième situation qui a coûté la vie à Gagandeep Kaur, une étudiante de 29 ans originaire du Punjab. Il y a trois ans, elle avait quitté l’Inde en espérant offrir une vie meilleure à son mari et à sa fille de 6 ans restés là-bas. Elle ne les reverrait jamais.

Comme tous les matins de semaine, l’éducatrice traversait les quatre voies de la place du Commerce pour se rendre à son travail, une garderie de L’Île-des-Sœurs. Le chauffeur d’un camion de chargement a fait son arrêt obligatoire, puis est reparti sans voir la jeune femme, qui est morte sur le coup. L’enquête sur les circonstances exactes du drame n’est pas terminée.

PHOTO TIRÉE D’UNE PAGE GOFUNDME

Gagandeep Kaur

En deux décennies, pas moins de 13 coroners différents ont identifié l’absence d’antéviseurs parmi les facteurs qui ont pu contribuer à une collision mortelle entre un camion et un piéton dans la métropole. Cinq d’entre eux ont fait des recommandations formelles au ministère des Transports du Québec (MTQ), à la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ), à la Ville de Montréal ou à Transports Canada. En vain.

Si la tendance se maintient, c’est en moyenne un ou deux piétons qui continueront de mourir chaque année dans les rues de Montréal – au moins en partie – à cause d’un angle mort corrigible. En guise de comparaison, Santé Canada a interdit la vente de stores à cordes à partir de 2022 puisqu’ils étaient responsables de la mort d’un enfant en moyenne chaque année à l’échelle du pays.

« Je considère que les antéviseurs devraient être une obligation sur tous les camions qui circulent en ville », laisse tomber Julien Dufort, ingénieur membre de l’équipe de sécurité routière à Polytechnique Montréal.

Sous l’impulsion d’un groupe de travail instauré par le MTQ, M. Dufort et son collègue Érick Abraham étudient les miroirs frontaux depuis 2010. Cette année-là, le coroner Luc Malouin déposait un rapport sur quatre décès de piétons liés à des opérations de déneigement survenus en moins de deux mois dans la métropole, en 2008 et 2009.

Peu de gens réalisent à quel point un conducteur de véhicule lourd a des angles morts et à quel point des zones complètes tout autour de son camion sont invisibles pour lui.

Le coroner Luc Malouin, dans son rapport sur des morts survenues en 2008 et 2009

Bien que notre recension s’intéresse spécifiquement au territoire couvert par le Service de police de la Ville de Montréal, tous les milieux urbains sont concernés. Des coroners ont recommandé l’ajout d’antéviseurs après des collisions fatales dans le village gaspésien de Hope Town (2008), à Rimouski (2010), à Victoriaville (2019) – une fillette de 7 ans qui se rendait à son camp de jour a été happée par un camion de livraison – ou encore tout récemment à Saint-Hyacinthe, dans un rapport publié en juin dernier.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

En 2009, des accidents mortels impliquant des camions de déneigement ont mis en lumière les angles morts à l’avant et sur le flanc droit des véhicules lourds.

Il est à noter que d’autres usagers vulnérables, comme les cyclistes et les motocyclistes, sont susceptibles de disparaître du champ de vision des chauffeurs lorsqu’ils se trouvent à l’avant des camions. Certains modèles de camionnettes (« pick-up ») présentent un angle mort similaire.

Lisez le reportage de Consumer Reports (en anglais)

En 2017 et 2018, le groupe de travail québécois a poussé son étude plus avant, en menant des tests en « conditions réelles d’opération » avec des camions de la Ville de Montréal et du MTQ. Conclusion : « L’installation de deux miroirs antéviseurs constitue une solution efficace, simple et peu coûteuse pour améliorer la visibilité dans ces deux zones d’angles morts [en avant et sur le côté droit du camion] problématiques. »

C’est une solution qui n’est pas très chère et on a trouvé une méthode d’ajustement qui est mieux adaptée que celle utilisée par les autobus scolaires pour couvrir les angles problématiques des camions.

Sébastien Bédard, ingénieur au MTQ et l’un des instigateurs des travaux sur les antéviseurs

Seuls bémols : les miroirs perdent de leur efficacité lors de précipitations et par temps sombre. Selon notre compilation à Montréal, 34 des 39 collisions mortelles dans la zone aveugle qui nous occupe ont eu lieu en plein jour.

« Je ne vois aucun désavantage à installer des antéviseurs en milieu urbain, souligne le chercheur Julien Dufort. N’importe quel opérateur de véhicule lourd peut faire ça, poser des miroirs. On remonte à l’époque prépandémie, mais chaque miroir coûtait autour de 150-180 $ [lors du projet pilote]. »

Par ailleurs, il a été « possible d’installer et d’ajuster correctement pratiquement tous les miroirs, sur tous les types de capots », ont noté les chercheurs.

Malgré des résultats concluants, le comité qui a mandaté Polytechnique pour étudier les antéviseurs, dont faisaient partie la SAAQ et la Ville de Montréal, a préféré se tourner vers une implantation volontaire plutôt qu’une obligation. Pourquoi ?

La Ville de Montréal n’a pas compétence sur l’équipement des camions, mais elle exige, dans les appels d’offres, que ses fournisseurs soient dotés de miroirs antéviseurs.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Camion de la Ville de Montréal muni d’un antéviseur

Depuis 2019, la SAAQ, responsable des exigences pour les véhicules en circulation, s’en tient à une recommandation. Elle a produit un guide de bonnes pratiques pour l’installation des antéviseurs et fait leur promotion auprès des entreprises. Ces miroirs demeurent un outil rarissime dans l’île de Montréal, selon les observations faites par La Presse pendant plusieurs semaines.

Depuis 2019, une implantation généralisée à Montréal aurait théoriquement pu contribuer à éviter la mort de huit piétons, selon notre analyse des circonstances des accidents mortels.

« Pour pouvoir exiger un équipement supplémentaire, ça prend une harmonisation et il faut échanger avec nos homologues du Canada et des États-Unis, explique Jonathan Labonté, ingénieur à la division Sécurité des véhicules de la SAAQ. Par exemple, si un règlement vise les camions du Québec, des véhicules de l’Ontario pourraient circuler à Montréal sans antéviseurs ; ça créerait une iniquité. »

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

« À mon avis, l’installation de miroirs antéviseurs pourrait permettre d’éviter des collisions avec des piétons et ainsi améliorer leur sécurité », a écrit une coroner après la mort d’une piétonne dans l’arrondissement de Saint-Léonard, le 13 novembre 2019.

« C’est facile de dire : “Faisons un règlement”, mais quand vient le temps de l’application et du fardeau de contrôle, c’est plus compliqué, note Sébastien Bédard, du MTQ. C’est pour ça qu’on voulait y aller, au début, sur une base volontaire. »

Questionnée par rapport à nos constats, Sophie Mauzerolle, responsable du transport au comité exécutif de la Ville de Montréal, indique par courriel qu’« une réglementation plus stricte obligeant l’ensemble des véhicules circulant dans la métropole à être munis d’antéviseurs mériterait d’être étudiée avec les autres [ordres] de gouvernement ».

Il n’est pas exclu que la position de la SAAQ évolue, souligne le porte-parole Gino Desrosiers.