Un réseau de satellites chinois auquel collaborait secrètement un expert de l’Agence spatiale canadienne établi à Saint-Hubert a aidé le groupe de mercenaires russe Wagner dans le cadre de l’invasion de l’Ukraine, selon le gouvernement américain.

Dans une mise à jour récente des sanctions contre des entreprises soupçonnées de contribuer à l’effort de guerre russe, le département du Trésor américain a ciblé spécifiquement la firme d’exploration spatiale chinoise Spacety. Celle-ci ferait partie, selon Washington, de « l’infrastructure qui soutient les opérations sur le champ de bataille en Ukraine ».

Le département du Trésor affirme que Spacety a fourni sur commande à une entreprise de technologie russe des images satellites extrêmement précises du terrain ukrainien. « Ces images ont été recueillies pour faciliter les opérations de combat du groupe Wagner en Ukraine », affirme la mise à jour. Le gouvernement américain n’a pas fourni de preuve à l’appui de ces allégations, mais les sanctions ont tout de même force de loi, désormais.

Le groupe paramilitaire privé Wagner participe avec ses mercenaires à l’offensive russe en Ukraine, et son fondateur Evguéni Prigojine a déclaré récemment que ses troupes pourraient conquérir la ville industrielle de Bakhmout sous peu.

PHOTO FOURNIE PAR L’ASSOCIATED PRESS

Evguéni Prigojine, fondateur du groupe paramilitaire privé Wagner

« Je pense que c’est mars ou avril. Pour prendre Bakhmout, il faut couper toutes les routes d’approvisionnement » ukrainiennes, a-t-il déclaré dans une vidéo publiée en ligne.

Usage pacifique de l’espace

Les allégations sur l’aide fournie aux mercenaires par Spacety pourraient rebondir bientôt devant les tribunaux canadiens. Spacety a été plongée dans la controverse en décembre 2021 lorsque la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a arrêté le PDG de la division européenne de l’entreprise chinoise, un résidant de Brossard nommé Wanping Zheng.

M. Zheng, qui avait travaillé 26 ans au siège de l’Agence spatiale canadienne sur la Rive-Sud, a été accusé d’abus de confiance pour avoir utilisé son poste au sein du programme spatial canadien afin de favoriser en sous-main les projets de Spacety. Il attend toujours son procès. La police a confirmé qu’elle considérait l’affaire comme un cas d’ingérence de la Chine dans l’appareil fédéral canadien.

PHOTO TIRÉE D’UNE VIDÉO YOUTUBE

Wanping Zheng, lors d’une conférence à titre de dirigeant de la firme chinoise Spacety

Des déclarations sous serment de policiers déposées au palais de justice de Longueuil et obtenues par La Presse détaillaient les actes reprochés au fonctionnaire : il aurait communiqué avec des entreprises du secteur privé avec lesquelles l’Agence spatiale canadienne faisait affaire et aurait tenté de les convaincre de participer au déploiement des satellites chinois lancés par Spacety et à l’installation de stations-relais de l’entreprise au sol.

L’automne dernier, M. Zheng a déposé en cour une demande de divulgation de preuve qui dévoile un peu sa stratégie de défense. Son avocat, MAndrew Barbacki, y explique que l’implication de M. Zheng dans une entreprise chinoise parallèlement à son travail principal n’était pas contraire au mandat de son employeur au Canada, qui est de « promouvoir l’usage et le développement pacifique de l’espace » et de s’assurer que la science et la technologie spatiale « fournissent des gains économiques et sociaux pour les Canadiens ».

Or, la Chambre des communes a adopté unanimement en janvier une motion symbolique demandant au gouvernement Trudeau de désigner le groupe Wagner comme une entité terroriste. Les États-Unis, eux, ont déjà désigné le groupe comme une « organisation criminelle transnationale ». Joint au téléphone, l’avocat de Wanping Zheng a préféré réserver ses commentaires à ce sujet pour l’instant.

Mardi, la GRC a souligné à La Presse que le secteur de l’exploration spatiale est intimement lié à la sécurité nationale du Canada. « La GRC enquête sur les activités d’ingérence étrangère qui représentent potentiellement un risque pour la sécurité nationale du Canada, les institutions et l’économie du Canada. L’aérospatiale est une priorité parmi nos secteurs d’infrastructures essentielles et constitue un intérêt stratégique à protéger », a déclaré le sergent Charles Poirier, porte-parole de la police fédérale.

L’entreprise nie

Spacety travaille depuis des années en partenariat avec une société d’État chinoise pour créer une « constellation » d’une centaine de satellites capables de photographier toutes les régions du monde, « jour et nuit, beau temps, mauvais temps », selon ses propres annonces.

PHOTO TU HAICHAO, ARCHIVES XINHUA

Une fusée transportant des satellites décolle du spatioport de Wenchang, en Chine, le 27 février 2022

La firme n’a pas répondu à une demande d’entrevue de La Presse, mais dans un communiqué, elle assure que tous ses projets sont consacrés à des applications civiles et non militaires. « Nous n’avons jamais, jamais participé à aucune forme d’activité militaire en soutien à la guerre russo-ukrainienne et au groupe Wagner », affirme-t-elle, en ajoutant respecter toutes les sanctions contre la Russie.

Selon Sherman Lai, professeur associé adjoint en études asiatiques à l’Université Queen’s de Kingston et lieutenant-colonel à la retraite de l’Armée populaire de libération chinoise, il est toutefois illusoire de tenter de faire la distinction entre les fabricants de satellites chinois qui collaborent avec le secteur de la défense et ceux qui se cantonnent aux applications pacifiques.

« C’est impossible. Toutes ces technologies sont à usage mixte. Institutionnellement, l’industrie spatiale chinoise tire son origine de l’armée, et l’armée demeure son principal client », dit-il.

« C’est une zone très grise », ajoute l’expert, qui souligne que les entreprises chinoises et l’armée cherchent à rentabiliser au maximum les technologies spatiales, en trouvant des clients autour du monde qui ne sont pas bloqués par des sanctions ou d’autres restrictions sur le commerce avec la Chine.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE SPACETY

Un satellite de l’entreprise chinoise Spacety

Or, la guerre en Ukraine a fait exploser la demande pour des services d’imagerie par satellite, selon le chef de l’US Space Force, le général Jay Raymond. En entrevue à la BBC l’automne dernier, l’officier avait déclaré que la guerre en Ukraine était « la première guerre où les capacités spatiales commerciales ont vraiment joué un rôle significatif ».

Il avait expliqué que les deux camps utilisaient abondamment les satellites dans les opérations de combat. « Nous utilisons l’espace pour aider à frapper avec précision, nous utilisons l’espace pour avertir de l’arrivée de missiles, de toute menace », avait-il détaillé.

Un groupe de mercenaires globe-trotters

Créé en 2014 à l’époque de l’annexion de la Crimée, le groupe paramilitaire Wagner est soupçonné d’avoir déployé des mercenaires dans plusieurs zones chaudes du globe, notamment en Syrie, au Mali, en Libye et en République centrafricaine. Son fondateur, Evguéni Prigojine, surnommé le « cuisinier de Poutine », est réputé proche du Kremlin. Il a toutefois critiqué l’armée russe récemment en se plaignant que ses combattants déployés en appui à l’invasion de l’Ukraine ne recevaient pas assez de soutien. Le département du Trésor américain accuse l’organisation d’être impliquée dans des exécutions massives, des viols, des enlèvements d’enfants et d’autres violences contre des civils.