(Ottawa ) Les premiers ministres des trois territoires, soit le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut, craignent que l’invasion de l’Ukraine par la Russie ne soit le début d’une politique expansionniste de Moscou qui pourrait un jour s’étendre à la région de l’Arctique.

Cette inquiétude, ils l’ont exprimée au premier ministre Justin Trudeau dans une lettre au printemps dernier, révèlent des documents obtenus par La Presse en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.

Ils y soulignent les investissements de la Russie pour construire de nouveaux ports et de nouvelles infrastructures dans cette région de plus en plus convoitée pour ses ressources naturelles, plus accessibles en raison des changements climatiques, sans compter l’ajout de brise-glace russes et une présence militaire plus forte.

« Les premiers ministres du Nord voient l’agression de la Russie comme une menace à la santé des communautés de l’Arctique et aux valeurs de paix et de coopération qui guident les affaires de l’Arctique. Nous sommes de plus en plus inquiets au sujet de la défense et de la sécurité de l’Arctique », affirment le premier ministre du Yukon, Sandy Silver, la première ministre des Territoires du Nord-Ouest, Caroline Cochrane, et le premier ministre du Nunavut, P. J. Akeeagok, dans leur missive commune à Justin Trudeau.

Au cours des dernières années, la Russie s’est lancée dans un ambitieux programme pour renforcer sa présence dans l’Arctique. […] Tandis que les investissements globaux et les intérêts de la Russie vont en croissant, nous craignons que l’agression russe s’impose inévitablement dans les affaires de l’Arctique.

Les premiers ministres Sandy Silver (Yukon), Caroline Cochrane (T.N.-O.) et P. J. Akeeagok (Nunavut), dans leur lettre datée du 2 mars 2022

Les premiers ministres craignent aussi que les travaux du Conseil de l’Arctique, qui regroupe huit pays (Canada, Russie, États-Unis, Suède, Danemark, Finlande, Norvège et Islande) soient paralysés à cause de la guerre.

La Russie occupait la présidence de cette organisation pour une période de deux ans depuis mai 2021, mais les autres pays membres refusent toute collaboration avec le régime de Vladimir Poutine depuis son agression.

M. Trudeau a tenté de rassurer les trois premiers ministres lors d’une téléconférence au cours de laquelle il a énuméré des mesures que compte prendre son gouvernement pour assurer la protection de la souveraineté du Canada dans le Grand Nord, notamment les investissements dans la modernisation du NORAD (Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord) et la défense du continent.

Le gouvernement Trudeau entend y consacrer 4,9 milliards de dollars au cours des six prochaines années et près de 39 milliards sur une période de 20 ans. La ministre de la Défense, Anita Anand, a aussi discuté de la protection de la souveraineté de l’Arctique avec les trois premiers ministres au printemps.

Mais est-ce assez ?

Selon le lieutenant-colonel des Forces armées canadiennes (FAC) à la retraite Rémi Landry, les premiers ministres des trois territoires ont tout à fait raison de sonner l’alarme.

« On n’en fait pas assez dans le Grand Nord. On a des problèmes dans cette région. On a un port en Arctique qui n’est pas encore terminé. On a décidé d’avoir des infrastructures militaires à Resolute Bay où on pourrait entraîner des gens. Ce n’est pas encore terminé. Oui, on fait trois exercices majeurs l’été, mais il n’en demeure pas moins que le Nunavut, les Territoires du Nord-Ouest et le Yukon sont des territoires canadiens. Il serait peut-être temps de montrer qui est maître dans notre maison », a commenté M. Landry, qui est professeur associé à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke.

Il faut se donner une capacité dissuasive. Cette capacité ne vise pas juste à contrer une attaque. Mais elle doit aussi servir à savoir ce qu’il se passe là-bas. Il y a probablement des sous-marins russes qui circulent et on ne le sait même pas.

Rémi Landry, lieutenant-colonel des Forces armées canadiennes à la retraite

En octobre dernier, le chef d’état-major des FAC, le général Wayne Eyre, a déclaré devant un comité de la Chambre des communes qu’il était tout à fait envisageable que la souveraineté du Canada dans l’Arctique puisse être contestée un jour par la Russie et même la Chine.

Il avait aussi indiqué que la protection de cette région demeure une grande préoccupation des FAC, d’autant plus que la Russie a réactivé dans son Grand Nord des bases qui avaient été abandonnées après la fin de la guerre froide.

Les Forces armées effectuent des exercices militaires chaque année dans l’Arctique. En août, le premier ministre Justin Trudeau s’est rendu au Nunavut en compagnie du secrétaire général de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), Jens Stoltenberg, afin d’assister pour la première fois à l’opération Nanook, qui a lieu chaque année depuis 2007 et comprend des avions, des navires de guerre ainsi que des centaines de membres des FAC qui s’entraînent dans le difficile environnement arctique.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse