Combien de policiers se donnent la mort au Québec annuellement ? En 2019, on a su que 21 policiers s’étaient suicidés dans les 10 années précédentes, mais pour tous les agents de la province, il n’existe pas de réel portrait de la situation. Martine Laurier, policière à la retraite qui a vécu une crise suicidaire, offre un rare témoignage à visière levée.

Dans De l’uniforme au désir d’en finir – Des outils pour déceler la détresse profonde, écrit en collaboration avec Catherine Lafrance, Martine Laurier joue la carte de la transparence totale, sans chercher à se donner le beau rôle. En racontant ce qui rend les policiers particulièrement vulnérables, en expliquant à quel point leur retour au travail après un problème de santé mentale est ardu.

« La difficulté d’avoir un uniforme, c’est de l’enlever quand tu ne files pas », résume-t-elle en entrevue avec La Presse.

Évoquant diverses tragédies médiatisées, elle souligne que les policiers ne sont pas les seuls à être à risque.

Tout comme le policier qui a découvert les enfants assassinés de Guy Turcotte, une ambulancière dépêchée à la mosquée de Québec lors de l’attentat et un pompier volontaire pendant la tragédie ferroviaire de Lac-Mégantic se sont suicidés, comme tant d’autres ici et ailleurs.

Pour elle, tout a basculé en 1999. Lors d’une formation avec des collègues policiers, elle visionne une vidéo d’une manifestation violente à laquelle participaient des citoyens racisés. « Ils ne pourraient pas s’en retourner d’où ils viennent, au lieu de faire ça ici ? », lance-t-elle à la ronde.

Une remarque raciste, injustifiable, dit-elle. Le genre de remarque, ajoute-t-elle, qui se faisait couramment entre policiers à l’époque.

Aussi tombe-t-elle des nues lorsqu’elle est convoquée en haut lieu. Un collègue a porté plainte. Elle présente illico ses excuses.

« Le cœur dans la gorge, j’attrape mon arme de service et je m’en vais, même si la journée est loin d’être terminée », écrit-elle.

En plein tourment, elle n’entendra absolument pas son supérieur lui dire que ça en restera là, que la plainte restera sans suites.

Pendant la nuit qui suivra, « je veux mourir, mais je réalise qu’y arriver ne sera pas facile. J’alterne entre la volonté de m’en sortir et la conviction que mes enfants n’auront plus de maman, au lever du jour ».

Aussi, « il me reste suffisamment de lucidité pour comprendre que je pourrais ‟rater mon coup” ».

Après le départ pour l’école des enfants, elle appelle son sergent pour l’aviser qu’elle ne rentrera pas travailler. Comme elle revient d’une semaine de vacances, une collègue s’en étonne. Elle et un confrère se rendent chez Martine Laurier, juste à temps. Ils prennent vite l’arme de service qui se trouve sur la table du salon et ils appellent les secours.

Des proches qui ne sont pas à blâmer

La perspicacité de sa collègue – exceptionnellement à l’affût parce qu’elle a elle-même eu des proches ayant fait des tentatives de suicide – lui a sauvé la vie, dit Mme Laurier.

Aussitôt, elle ajoute que ceux qui n’ont rien vu venir ne doivent pas se sentir coupables. « Comme on le dit souvent, le suicide est un geste personnel et permanent à une situation temporaire. Si seulement, en pleine crise, on était capable d’arrêter de penser à ce qui nous attend dans une semaine, dans un mois ou dans un an, pour seulement chercher à traverser la nuit ! Le lendemain, les choses peuvent déjà nous apparaître moins sombres. »

Sauf exception, ­­­les policiers doivent laisser leur arme au poste de police après la journée de travail. Mais dans les faits, « personne ne surveille ça », relève Mme Laurier.

Or, à l’évidence, ajoute-t-elle, presque tous les policiers qui attentent à leurs jours utilisent leur arme de service.

Pour tout comprendre, pour nourrir, ultimement, les formations qu’elle a fini par donner sur la prévention du suicide et pour écrire le livre qu’elle fait paraître ces jours-ci, Mme Laurier a sollicité le témoignage de plusieurs proches.

En toute franchise, sa collègue qui lui a sauvé la vie avouera sans détour à quel point il pouvait être lourd de la côtoyer dans ces années-là tant elle « vampirisait » son entourage en parlant en boucle de ses problèmes personnels.

Pour sa part, son supérieur lui dira avoir regretté de n’avoir pas su à quel point elle était déjà au plancher quand elle avait été convoquée pour sa remarque raciste.

Les difficiles retours au travail

Contrairement à un policier qui revient en poste après un problème de santé physique – particulièrement quand il a été blessé en service –, celui dont le travail a notamment fragilisé l’équilibre mental n’est pas accueilli à bras ouverts ou en héros. Il prend son trou.

Comme policier, « il est impensable d’avouer à nos pairs qu’on a eu un moment de faiblesse, peut-on lire. On ne peut tout simplement pas se le permettre, parce que ces collègues vont alors penser qu’on n’est plus fiable, qu’on n’est plus un partenaire sur qui on peut compter. Un agent de la paix n’est pas censé être quelqu’un qui a besoin d’aide. »

« J’ai remis mon armure et j’ai continué. »

En 2005, de nouveau aux prises avec les lendemains de son divorce difficile, Martine Laurier, qui n’est pas alcoolique, noie un soir son chagrin dans l’alcool, ce qui est contre-indiqué avec sa médication.

Le lendemain, au téléphone avec son nouveau conjoint, elle fond en larmes. Il prévient son supérieur. Une ambulance est appelée pour elle sur les lieux. « Je n’étais pas suicidaire, dit-elle, juste désemparée. »

Après la crise de 1999, l’entourage est nerveux, Mme Laurier le comprend parfaitement. Mais « j’ai honte qu’on m’emmène, allongée sur une civière, sous le regard des collègues ».

Au retour, on lui signifie qu’on ne veut plus d’elle dans l’équipe. Dans les deux ans qui suivront, elle sera mutée 13 fois, dans autant de postes de quartier.

De réaffectation en réaffectation, relève-t-elle dans son ouvrage, « les faits sont déformés, exagérés. Ils donnent lieu à des potins, des ragots, qui peuvent briser des carrières. J’ai envie de me cacher. »

Ayant ultimement trouvé sa voie – la prévention du suicide au sein du Service de police de la Ville de Montréal –, Mme Laurier s’y consacrera jusqu’à sa retraite, en 2017.

Aujourd’hui, elle continue à rappeler aux policiers qu’ils doivent eux aussi se protéger, à informer les gens sur les signes qui peuvent être annonciateurs d’un suicide et à rappeler aux employés et supérieurs de divers milieux de travail qu’il leur faut faire preuve « de compassion et d’humanité ».

À tous, elle souhaite surtout dire que ça se peut – avec des médicaments, au besoin –, de retrouver la lumière.

Besoin d’aide pour vous ou un proche ?

Ligne québécoise en prévention du suicide : 1-866-277-3553

Consultez le site de l’Association québécoise de prévention du suicide
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    Nombre de personnes qui se sont enlevé la vie au Québec en 2019 (données les plus récentes)
    Source : Institut national de santé publique du Québec