Les citoyens qui cherchent à obtenir des documents gouvernementaux font plus que jamais face à un barrage d’obstacles « scandaleux », dénoncent des experts et des politiciens, au moment où plusieurs organismes publics célèbrent la « semaine du droit à l’information » à Québec et à Ottawa.

La construction d’un passage à niveau au-dessus d’une voie ferrée entre Rosemont et le Plateau Mont-Royal réduirait le « très haut risque d’accident mortel » auquel s’exposent les piétons. Ce projet serait « réalisable » et permettrait à près de 4000 personnes de traverser chaque jour en toute sécurité l’un des endroits les plus dangereux de la métropole.

Voilà ce que révèlent des documents de Transports Canada obtenus ce mois-ci par La Presse… qui avaient été demandés en juillet 2017 ! Un exemple, parmi de nombreux autres, des délais surréalistes souvent requis pour obtenir des documents en vertu des lois fédérale et provinciale sur l’accès à l’information. Cela, quand les dossiers ne sont pas refusés ou caviardés au point d’en être illisibles.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Cyclistes traversant le chemin de fer entre Rosemont et le Plateau-Mont-Royal à l’été 2017

Alors que plusieurs organismes publics célèbrent ces jours-ci la « semaine du droit à l’information », des experts, des politiciens et des regroupements de journalistes estiment qu’il n’y a vraiment pas de quoi se réjouir. Bien au contraire.

Patrick White, responsable du programme de journalisme de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), juge que la situation est devenue « scandaleuse » en matière de divulgation des documents publics. « Ce n’est absolument pas une priorité, tant au fédéral qu’au provincial », tonne-t-il.

Les lois sont pourtant claires. Toute personne qui en fait la demande a le droit d’accéder aux documents d’un ministère, d’une ville ou d’un organisme public, et d’obtenir une réponse dans un délai de 20 à 30 jours, selon qu’elle s’adresse à Québec ou à Ottawa.

Les responsables de l’accès à l’information peuvent toutefois invoquer divers arguments pour demander un délai supplémentaire ou refuser de fournir des documents, et ils ne s’en privent pas.

Les plaintes explosent

En mai dernier, la commissaire fédérale à l’information, Caroline Maynard, a vertement critiqué le gouvernement Trudeau au sujet des délais qu’il accuse pour répondre aux demandes. Elle a relevé que le nombre de plaintes reçues par son bureau a bondi de 70 % entre le 1er avril 2021 et le 31 mars 2022 comparativement à la même période l’année précédente, pour un total de près de 7000 plaintes.

Elle déplore aussi que « l’excuse » de la COVID-19 soit encore utilisée par des ministères qui tardent à rendre publics des documents. « C’est inacceptable », avait-elle déclaré devant un comité parlementaire. « Les institutions ont eu plus de deux ans pour s’adapter à la réalité d’une pandémie et aux défis que cela pose dans nos vies et nos environnements de travail. »

Le sénateur conservateur Claude Carignan, qui a réussi à faire adopter par le Parlement une loi visant à protéger les sources journalistiques, estime pour sa part que le gouvernement Trudeau fait carrément fi de l’esprit et de la lettre de la Loi sur l’accès à l’information.

Il le constate encore une fois durant l’étude que mène un comité du Sénat qui se penche sur la décision du gouvernement Trudeau d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence en février pour mettre fin à l’occupation du centre-ville d’Ottawa.

Les ministères caviardent sans retenue et sans justification. On le voit au comité des mesures d’urgence. On a reçu quelque 1000 pages de documents qui sont largement caviardés, mais on ne donne aucune justification. Le discours de transparence ne se traduit pas dans les faits.

Claude Carignan, sénateur conservateur

Il voit aussi une nouvelle tendance : des décisions qui sont prises par le gouvernement sans qu’elles soient adéquatement documentées.

« On a beaucoup de difficulté à obtenir les documents, tonne-t-il. Les délais ne sont pas respectés. On attend des semaines, voire des mois avant d’avoir une réponse. Je le vois en tant que parlementaire. Pourtant, tous ces documents sont d’intérêt public. On ne demande pas de secrets d’État ou de secrets de concurrence qui mettent en péril la sécurité des gens. »

« Clairement, cette loi doit être réformée », conclut-il.

« Insulte à la démocratie »

La frustration gronde aussi à Québec. Les journalistes et les citoyens se heurtent régulièrement au refus de l’État de fournir des documents publics. La non-divulgation des études commandées par le ministère des Transports sur le projet du « troisième lien », dans la capitale nationale, constitue un exemple récent.

Le gouvernement caquiste de François Legault avait évoqué l’idée de réformer la Loi sur l’accès à l’information, mais n’a finalement jamais déposé de projet de loi en ce sens. Martine Desjardins, directrice générale de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), n’en revient toujours pas.

« Oser dire en 2022 que la loi n’a pas besoin d’être modifiée est une insulte aux Québécois et à la démocratie », a-t-elle lancé.

La dernière réforme de l’accès à l’information remonte à 2006 au Québec. Le régime actuel serait plus que mûr pour une modernisation, croit l’avocat Raymond Doray, du cabinet Lavery, l’un des plus grands experts québécois en la matière.

« Tous ceux qui utilisent la loi vous diront qu’on n’a pas plus de transparence, au contraire, on en a un peu moins, et que les délais ne se sont pas améliorés pour obtenir des décisions », déplore-t-il.

« La logique de la loi, c’est que toute personne a le droit d’avoir accès aux documents publics, mais il y a une kyrielle de restrictions et une tonne de jurisprudence qui rend la chose extrêmement difficile pour les citoyens et les journalistes », poursuit MDoray, qui a contribué à créer la première loi québécoise sur l’accès à l’information au début des années 1980.

Même si ce sujet assez aride « ne fera pas descendre les gens dans la rue », l’avocat estime que tous les citoyens pourraient bénéficier d’une plus grande transparence de la part des pouvoirs publics.

« D’abord, quand vous êtes affecté comme individu par une décision, de savoir exactement quels en sont les fondements, ça peut être drôlement utile et vous permettre de la contester, explique-t-il. Si vous obtenez les fondements de la décision seulement deux ans après l’avoir demandé, il est trop tard. Les délais, c’est le nerf de la guerre. »

Selon Raymond Doray, Québec et Ottawa devraient rendre beaucoup plus d’informations disponibles automatiquement. « Lorsqu’un permis est refusé, ou accordé, tous les documents permettant de connaître les fondements de la décision, les intervenants, devraient être rendus publics immédiatement ou dans les cinq jours. Ça enlèverait un boulet énorme à la Commission. »

La Commission d’accès à l’information, qui a fait cette semaine une campagne promotionnelle, souligne que l’évènement vise « à promouvoir l’accès à l’information comme fondement de la démocratie et de la bonne gouvernance ». L’organisme s’est donné comme cible de traiter 75 % des dossiers de plaintes « en 27 mois ou moins », a indiqué un porte-parole.

  • Tweet de Sony Perron, président de Services partagés Canada, dans le cadre de la Semaine du droit à l’information

    CAPTURE D’ÉCRAN LA PRESSE

    Tweet de Sony Perron, président de Services partagés Canada, dans le cadre de la Semaine du droit à l’information

  • Tweet de l’Agence du revenu du Canada dans le cadre de la Semaine du droit à l’information

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    Tweet de l’Agence du revenu du Canada dans le cadre de la Semaine du droit à l’information

  • Tweet de la Commission d’accès à l’information du Québec dans le cadre de la Semaine du droit à l’information

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    Tweet de la Commission d’accès à l’information du Québec dans le cadre de la Semaine du droit à l’information

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Cette campagne sur les réseaux sociaux, à laquelle ont aussi participé plusieurs organismes fédéraux comme l’Agence du revenu, relève plutôt des relations publiques, selon le professeur Patrick White. « C’est l’arbre qui cache la forêt. »

Des aberrations en série

Pages vides ou complètement caviardées, délais d’attente qui se calculent en années, refus catégoriques : les ministères, corps policiers et autres organismes publics utilisent différentes stratégies pour répondre – ou non – aux demandes d’accès à l’information. Voici cinq exemples vécus par des journalistes de La Presse.

Rage au volant : de vieux chiffres

Un recherchiste de La Presse a envoyé une demande à plusieurs organisations publiques, début septembre, pour avoir accès aux données sur les cas de rage au volant entre 2016 et 2022. Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a seulement fourni des données allant jusqu’à 2019. Raison invoquée ? Aucun rapport n’existait déjà sur ce sujet. « Nous vous soulignons que l’article 15 de la loi d’accès prévoit que “le droit d’accès ne porte que sur les documents dont la communication ne requiert ni calcul ni comparaison de renseignements” », a indiqué le SPVM. La Sûreté du Québec a refusé de répondre, disant ne détenir « aucun document ». La Ville de Gatineau a pour sa part pris la peine de créer un tableau tout simple, qui donne toutes les informations jusqu’en 2022.

L’armée demande un délai… de 1090 jours

Nous avons demandé à la Défense nationale d’avoir accès à toutes les correspondances de la ministre et de son sous-ministre couvrant une période de 17 jours. Le Ministère a invoqué certains articles de la loi pour demander une prorogation de 1090 jours avant de fournir une réponse. La demande formulée en novembre 2021 devrait donc obtenir une réponse… en décembre 2024. « L’observation du délai entraverait de façon sérieuse le fonctionnement de l’institution en raison soit du grand nombre de documents demandés, soit de l’ampleur des recherches à effectuer pour donner suite à la demande », selon l’un des articles de loi cités par l’armée pour se justifier.

Des masques gênants

Services publics et Approvisionnement Canada, qui gère tous les contrats du gouvernement fédéral, a mis plus d’un an à répondre à une demande d’accès formulée en mars 2020, au sujet de l’achat de masques chirurgicaux à l’étranger. La Presse a déposé une plainte au Commissariat à l’information en raison de ce délai d’attente qui contrevenait à la loi, laquelle a été retenue. Malgré le manque de collaboration du Ministère, les informations colligées par nos journalistes ont finalement permis de révéler que des millions de masques commandés par Ottawa pour affronter la pandémie avaient poireauté pendant un an en Chine. Une facture de plus de 80 millions pour les contribuables !

Lisez l’article « Quatre-vingts millions pour des masques qui dorment en Chine »

La réponse sucrée de Santé Canada

Nous souhaitions obtenir une étude sur les effets du sucre, commandée par Santé Canada au coût de 20 000 $. La demande formulée en 2017 a finalement obtenu une réponse… en 2022 ! Le fonctionnaire a tout simplement envoyé le fichier « en format de document portable (PDF) sur CD-ROM », sans mentionner d’aucune manière la période de cinq ans qui s’était écoulée depuis la requête originale.

Un procès très secret

Dans le dossier du « procès secret » qui s’est tenu au Québec, nous avons demandé à obtenir les communications du ministre fédéral de la Justice, David Lametti, pour une période spécifique de sept mois en 2022. Le Ministère a demandé un délai spécial de 295 jours afin de répondre à notre demande. Afin de poursuivre notre enquête sur cette affaire hors norme, nous avons aussi fait une demande formelle au Service des poursuites pénales du Canada (SPPC) afin d’obtenir la liste des numéros de dossiers liés aux accusations criminelles qu’il a portées au Québec l’année dernière. Le processus judiciaire au Canada est censé être public dès le dépôt de l’accusation, mais le SPPC a décidé de nous transmettre uniquement les numéros de dossiers pour lesquels un jugement a été rendu, en censurant des centaines de numéros de dossiers qui sont toujours en attente de jugement.

Lisez l’article « Jugé dans un secret total »

Des documents et des exclusivités

De nombreuses nouvelles exclusives publiées par La Presse et les autres médias n’auraient jamais vu le jour sans des documents obtenus en vertu des lois sur l’accès à l’information. En voici quelques exemples.

500 logements à loyer modique vides

LA PRESSE

Numéro du 5 juillet 2022

À la suite d’une demande (fructueuse) d’accès à l’information, nous avons pu révéler que près de 500 logements à loyer modique sont actuellement vides dans la métropole, alors qu’une grave pénurie d’appartements garde des familles à la rue.

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Obstruction du ministère des Forêts

LA PRESSE

Numéro du 28 mai 2021

Des courriels de hauts fonctionnaires du ministère de l’Environnement obtenus par La Presse ont permis de jeter un nouvel éclairage sur l’obstruction faite par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, qui a tenté de bloquer la création de plusieurs aires protégées.

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Un missile français inquiète le Canada

En 2007, La Presse a révélé en première page que le lancement par la France d’un missile balistique au-dessus de l’Atlantique Nord a soulevé de vives inquiétudes à Ottawa. Ces révélations, contenues dans des documents gouvernementaux, étaient d’autant plus troublantes que le point d’impact du missile se trouvait à l’intérieur du couloir de navigation aérienne civile le plus fréquenté du monde.

Consultez La Presse du 3 avril 2007

Des épiceries malhonnêtes

LA PRESSE

Numéro du 28 février 2019

Des rapports d’inspection inédits que nous avons obtenus ont permis de démontrer l’existence de stratagèmes utilisés par plusieurs commerces alimentaires montréalais. Nous avons entre autres révélé l’existence d’un système de falsification des dates de péremption, pratique qui menace la santé des consommateurs.

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Des études (ou non) sur le 3lien

LA PRESSE

Numéro du 15 septembre 2022

L’existence – ou l’absence – d’études sur le « troisième lien » entre Québec et Lévis a fait couler beaucoup d’encre au début de la campagne électorale. Un sommaire de quelques lignes publié par le ministère des Transports après une demande d’accès à l’information a permis d’établir que des dizaines de millions avaient été versés pour sept études depuis 2018 – dont une qui a disparu du web avant de réapparaître.

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Avec la collaboration de William Leclerc et de Vincent Larouche, La Presse