La liste des dommages collatéraux de la pandémie de COVID-19 s’allonge. À la DPJ de Montréal, on observe une hausse des cas de maltraitance chez les tout-petits. La Presse a accompagné l’équipe chargée d’évaluer les signalements concernant des « bébés brisés ».

Le signalement

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Léon, 4 ans

Bureau de la Direction de la protection de la jeunesse, 13 h.

« Pauvre coco ! »

Catherine Thomasset brise le lourd silence qui a envahi la pièce.

Nous sommes dans un bureau de la DPJ de Montréal, plus tôt l’hiver dernier.

L’intervenante vient de se faire confier un cas extrêmement urgent – un « code 1 ».

Le signalement est inquiétant.

« Es-tu prête ? », lui demande l’adjointe clinique Isabelle Negri-Corbeil avant d’énumérer les blessures de l’enfant.

« Non, mais vas-y quand même », répond l’intervenante d’expérience.

La liste des « blessures inexpliquées » est longue.

La veille en fin de journée, une mère s’est présentée aux urgences d’un hôpital montréalais avec son garçon de 4 ans, car elle n’arrivait pas à faire cesser un saignement à une lèvre.

À la vue du petit Léon*, le personnel a tout de suite suspecté de la maltraitance. L’équipe spécialisée dans les cas d’abus au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal pour laquelle travaille Mme Thomasset a été rapidement contactée. C’est cette équipe qui traite tous les signalements de sévices graves dans la métropole.

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Catherine Thomasset, intervenante de la DPJ au sein
de l’équipe spécialisée dans les cas d’abus au CIUSSS
du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

Le garçon a le visage tuméfié. Des yeux de « raton laveur », selon la description du personnel de l’hôpital. Des lacérations aux lèvres et au menton. Des ecchymoses « partout » sur le corps, dont une qui couvre toute la largeur du dos. Certains bleus sont anciens. D’autres, très récents. Il a aussi une « vieille » brûlure à un bras.

Et ça, ce sont les blessures visibles.

L’enfant doit passer une série d’examens à l’hôpital aujourd’hui pour découvrir s’il a des fractures ou des dommages au cerveau. La possibilité qu’il soit hémophile – la quantité de bleus est impressionnante – doit aussi être évaluée.

L’adjointe clinique interrompt sa description pour laisser l’intervenante – et la représentante de La Presse qui assiste à la rencontre – absorber les informations.

Selon la première version de la mère donnée au personnel des urgences, l’enfant faisait une sieste dans sa chambre quand elle l’a soudainement entendu pleurer. La mère a dit qu’elle était seule avec son garçon. En entrant dans la pièce, elle l’aurait trouvé par terre, face au plancher. Il serait « tombé du lit ». Il y avait beaucoup de sang au sol.

L’enfant a peu ou pas de contacts avec son père. La mère a un nouveau conjoint depuis six mois. « Hier, la mère disait que le conjoint vivait avec eux. On n’a pas son nom. Vous comprendrez qu’elle a changé de version, lâche Mme Negri-Corbeil. Aujourd’hui, elle dit qu’il ne vit pas avec eux, mais qu’il est souvent là. »

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Isabelle Negri-Corbeil, adjointe clinique à la DPJ 
au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

La veille, outre la « chute du lit », la mère avait peu d’explications quant à la nature des blessures. La vieille brûlure ? Il se serait endormi sur un calorifère. L’ecchymose imposante dans le dos ? Il serait tombé sur un jouet. Et les autres ecchymoses ? Pas clair.

Aujourd’hui, elle dit que son enfant est « tête en l’air », « maladroit », et qu’il se cogne partout.

« Plus l’hôpital questionne, plus madame devient froide, décrit Mme Negri-Corbeil. Elle ne s’oppose pas aux tests, mais elle dit au personnel de se dépêcher, qu’elle a des choses à faire. »

Léon fréquentait une garderie jusqu’à l’automne dernier. Sa mère l’a retiré, prétextant la COVID-19. Encore ici, un flou subsiste. Avait-elle peur qu’il contracte le virus ? Ou bien l’a-t-il contracté et il n’y est jamais retourné ? Chose certaine : ce retrait coïncide avec l’arrivée du nouvel homme dans la vie de la mère.

« Je n’aime pas cette coïncidence, lâche l’intervenante de la DPJ. Qu’est-ce qu’elle ne voulait pas que la garderie voie ? »

*Les prénoms des enfants et des parents, ainsi que certains détails de leur histoire, ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des enfants, tel que le prescrit la Loi sur la protection de la jeunesse.

Les enquêteurs

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De gauche à droite : Catherine Thomasset, intervenante à la DPJ, en compagnie de Julie Bernier et de Geneviève Robidas, agentes du Module abus physique d’enfants du SPVM

Hôpital montréalais, 16 h 30.

« Oh mon Dieu ! »

La sergente-détective Geneviève Robidas, du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), fixe l’écran de l’appareil photo avec attention. Sur le cliché : un gros plan du visage de Léon tuméfié. Il a bel et bien l’air d’un raton laveur.

« On a tous la même réaction », intervient l’urgentologue qui vient de lui passer l’appareil.

L’hôpital où il a été admis la veille a minutieusement documenté toutes les blessures de l’enfant.

Dans ce genre de dossier, la DPJ travaille en équipe avec la police en fonction d’une entente multisectorielle.

Des accusations criminelles pourraient être déposées.

L’intervenante Catherine Thomasset fait une première rencontre avec le personnel soignant aux côtés d’un duo d’enquêteurs du Module abus physique d’enfants du SPVM.

Le petit est venu consulter une première fois aux urgences plus tôt durant le mois pour un jouet coincé dans son nez. Or, des ecchymoses avaient déjà été observées lors de cette première visite, apprennent la DPJ et la police.

Ni la mère ni le conjoint n’occupent un emploi. Comme l’enfant a été retiré de la garderie, ce sont les deux seuls adultes qui ont été en contact avec le petit.

Ils deviennent des suspects potentiels.

En plus des blessures physiques, Léon a un important retard de langage. Il parle comme un bébé de 1 an alors qu’il en a 4. Et un retard de développement moteur. Il fait juste des gribouillis.

La médecin vient de recevoir le résultat des radiographies. Léon a une triple fracture de la mâchoire. « Impossible qu’il se soit fait cela en tombant du lit », dit la médecin qui a consulté d’autres collègues spécialistes pour en arriver à cette conclusion. Cela prend un trauma « à haute vélocité » pour causer une telle blessure.

Les enquêteurs et la DPJ prennent des notes.

La médecin a prévenu la mère que l’hôpital suspectait « quelqu’un » d’avoir causé les blessures à l’enfant.

« Non, c’est sûr que non », a répondu la mère.

D’autres tests révèlent qu’il n’est pas hémophile.

« Sommes-nous devant le cas d’un enfant qui bouge trop, qui se cogne partout ? », demande la DPJ.

« Non », répond l’urgentologue, catégorique.

« Est-ce que tous les bleus peuvent avoir été faits hier ? », demande l’une des policières.

« Non plus », selon la médecin.

La mère

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Léon dans les bras de l’intervenante de la DPJ Catherine Thomasset

Rencontre avec la mère, 17 h 30.

« Ils vont m’enlever mon enfant, je le sais. »

Au chevet de son fils, la mère panique quand la médecin lui annonce que la DPJ et la police veulent lui parler.

Ce soir-là, elle donne une version bien différente de celle de la veille.

C’est son conjoint qui veillait sur Léon lorsque la « chute du lit » est survenue.

Elle n’était pas à la maison.

Mais elle nie catégoriquement qu’il ait pu s’en prendre au petit. « Il l’aime et Léon l’aime. »

La mère est en larmes. Elle passera l’heure suivante à expliquer les multiples blessures.

Léon a aussi une ecchymose près de son pénis.

Probablement durant un changement de couche, avance la mère.

À 4 ans, Léon n’est pas encore propre.

La police appelle ensuite le nouveau beau-père pour lui demander de venir à l’hôpital. Elle ne peut l’obliger à ce stade-ci de l’enquête. Il est peu motivé à se déplacer. Le mot est faible.

« Il faut prendre le temps de parler de Léon, insiste la policière. Ce n’est pas une affaire de deux minutes au téléphone. Moi, j’ai un petit gars qui a des blessures et vous êtes les deux seuls adultes qui ont été en contact avec lui. »

« Ta conjointe me dit qu’elle a confiance en toi », ajoute la sergente-détective Geneviève Robidas.

Il finit par accepter de se déplacer.

En attendant le beau-père, l’intervenante de la DPJ et les policières parlent de la hausse des cas.

Mon impression, c’est qu’avec la pandémie, les dossiers sont plus graves. Les enfants sont signalés plus tard. On voit des bébés avec des fractures multiples.

La sergente-détective Geneviève Robidas

« Ce n’est pas normal que notre cas d’aujourd’hui n’ait pas été signalé plus tôt, ajoute sa consœur Julie Bernier. Personne ne l’a vu plus tôt. »

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Catherine Thomasset, intervenante à la DPJ, et les agentes
 du SPVM Julie Bernier et Geneviève Robidas

Le trio fait ce travail pour la même raison : « Notre paie, c’est de revoir ces enfants-là plus tard. Ils sont plus épanouis, plus heureux, car on les a sortis d’un milieu horrible. Physiquement, on remarque la différence. Ils sont moins recroquevillés. Plus droits », décrit la policière Robidas.

L’intervenante de la DPJ et l’autre enquêteur opinent de la tête.

Ce soir-là, la DPJ prendra des mesures de protection immédiate. On interdit au beau-père l’accès à la chambre de l’enfant. La mère, elle, ne peut plus être avec son fils sans la présence de la DPJ.

En apprenant la nouvelle, la mère s’effondre en larmes sur le plancher de l’hôpital.

Catherine Thomasset va quitter l’établissement à 23 h. Elle a commencé à 8 h ce matin-là.

Incapable de se coucher en rentrant chez elle, elle se plonge dans une émission de décoration.

« J’ai besoin de me vider la tête. »

Le lendemain matin, tôt, elle devra se présenter au tribunal pour obtenir un prolongement des mesures d’urgence prises pour protéger l’enfant. La DPJ aura cinq jours pour déterminer si Léon peut aller vivre temporairement chez un membre de sa famille ou s’il atterrira dans une famille d’accueil.

L’avenir

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Léon en route vers sa maison d’accueil

Cinq jours plus tard. En route vers la famille d’accueil.

« Maison. » « Voiture. » « Arbre. » « Bleu. » « Rouge. »

Léon regarde par la fenêtre de la voiture de l’intervenante de la DPJ comme s’il découvrait la nature pour la première fois. Il se tortille dans son siège d’auto.

Le gamin ne fait pas de phrases.

Ce sont les deux seules couleurs qu’il connaît.

Il vient d’obtenir son congé de l’hôpital après avoir subi une batterie de tests, entre autres, pour écarter hors de tout doute la possibilité qu’il soit hémophile.

Personne de sa famille ne peut l’accueillir à court terme. Son père biologique ne veut rien savoir de lui.

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Léon, 4 ans

Plus tôt ce jour-là, la mère lui a rendu visite pour la première fois en cinq jours. Léon n’a pas couru vers elle. Il ne l’a pas regardée. Il n’a pas dit une fois « maman ».

« Des indices que, sur le plan de l’attachement, il y a quelque chose qui ne va pas. Il y a un lien qui n’est pas là », avance l’intervenante de la DPJ.

À la maison, Léon a toujours mangé seul devant un téléviseur installé dans sa chambre.

Le beau-père passe ses journées à regarder la télé dans une autre pièce. C’est lui qui est chargé de s’occuper de l’enfant le jour alors que la mère entame un retour aux études.

Léon est incapable de trouver les mots pour décrire ce qui lui est arrivé.

« Peut-être qu’on ne saura jamais comment la triple fracture est survenue », lance l’intervenante de la DPJ.

En quittant l’hôpital, Mme Thomasset a expliqué au petit qu’il allait dormir « chez une dame avec des amis ». Léon n’a pas réclamé sa mère.

« Préparez-vous, les ecchymoses, c’est quelque chose », avertit l’intervenante de la DPJ, au téléphone avec la mère d’accueil. Cette dernière a beau avoir été prévenue, elle a un choc.

« J’ai déjà pris part à une mission humanitaire où j’ai vu des enfants blessés à la suite d’un évènement accidentel, raconte la mère d’accueil. C’était très triste. Mais là, je trouve ça plus dur. Il est si petit. Et ce n’est possiblement pas un accident. »

À son arrivée, Léon a un air apeuré. La maison est si grande. Il y a plusieurs autres enfants. Tous plus âgés que lui.

La mère d’accueil comprend sa détresse. Elle l’invite à venir voir la vedette de la famille : une belle petite boule de poils dans une grande cage.

« Souris », dit Léon, les yeux écarquillés.

C’est un lapin.

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Le lapin de la famille d’accueil

L’enfant doit y rester pour les 60 prochains jours, le temps que la DPJ fasse une enquête sur une tante prête à l’accueillir.

Léon s’est très vite adapté à sa nouvelle maison, assure la mère d’accueil, que La Presse rencontre deux semaines plus tard. Il l’appelle « mamie ». Il ne fait pas de crises. Il ne réclame jamais sa mère.

Le petit parle sans arrêt. Il regarde tourner la machine à laver comme s’il s’agissait d’un spectacle du Cirque du Soleil. Il a un grand appétit. Il mange avec ses mains – il n’a jamais appris à tenir des ustensiles. La mère d’accueil doit lui rappeler à chaque repas d’utiliser sa fourchette.

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Léon dans sa maison d’accueil

Déjà, Catherine Thomasset le trouve plus épanoui : « On voit ça souvent, des progrès rapides, quand un enfant se sent protégé. »

La mère a droit à une visite supervisée par semaine dans un bureau de la DPJ, en plus de pouvoir prendre des nouvelles au téléphone chaque jour. Elle est gentille avec lui. Elle admet que le petit a manqué de stimulation.

Mais elle ne comprend pas pourquoi elle n’a pas eu le droit de ramener son fils chez elle à sa sortie de l’hôpital. Elle est convaincue qu’au terme des 60 jours, elle le récupérera.

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Deux semaines après son arrivée à la maison d’accueil, l’intervenante Catherine Thomasset trouve Léon plus épanoui : « On voit ça souvent, des progrès rapides, quand un enfant se sent protégé. »

Pendant ce temps, l’enquête policière se poursuit. Celle de la DPJ – qui vise à décider du sort de l’enfant pour la prochaine année – aussi. Les capacités parentales de la mère seront évaluées.

Les ecchymoses dans le visage de l’enfant sont à peu près disparues.

La mère et le beau-père continuent de parler d’un accident.

« C’est le même petit garçon maladroit et pourtant, il n’a plus d’ecchymoses, souligne l’intervenante de la DPJ. S’il se cognait partout, comme le prétend la mère, de nouveaux bleus seraient apparus depuis. »

Dans sa famille d’accueil, quand « mamie » s’apprête à le prendre, que ce soit pour le rasseoir sur sa chaise ou le mettre dans le bain, il dit « ouch », « ouch », « ouch ».

Comme s’il appréhendait le pire.

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À table, en raison de sa triple fracture de la mâchoire, Léon doit manger des aliments réduits en purée.

Il y a une seule chose qui contrarie vraiment Léon.

Et ce n’est pas que la souris soit un lapin.

À table, en raison de sa triple fracture de la mâchoire, il doit manger des aliments réduits en purée. Les autres enfants, eux, ont droit à des repas solides.

Léon voudrait manger comme tout le monde.

« Il y a eu moins d’yeux sur les enfants »

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« Tu veux référer un jeune qui a besoin d’un psychologue, il n’y a pas de place pour lui, même au privé. Il n’y a plus de filet de sécurité nulle part. Tout le monde est épuisé, tout le monde est à boutte », souligne Émilie Lainesse, intervenante à la DPJ.

Les « bébés brisés ».

L’intervenante de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) Émilie Lainesse en parle avec émotion.

C’est son expression, mais le reste de l’équipe acquiesce : l’image n’est pas exagérée.

L’équipe Évaluation-orientation abus dont Mme Lainesse fait partie reçoit les signalements de sévices les plus graves. Elle couvre toute la métropole.

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Émilie Lainesse, intervenante 
dans l’équipe Évaluation-orientation abus du CIUSSS 
du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

Les signalements concernant des « bébés brisés » sont en hausse, constate cette équipe de la DPJ rattachée au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Et la pandémie de COVID-19 pourrait jouer un rôle dans cette montée des cas. Dans plusieurs dossiers, la crise sanitaire apparaît en filigrane.

« Il y a eu moins d’yeux sur les enfants », affirme la chef de service de cette équipe de la DPJ, Nathalie Lamothe. Des organismes communautaires ont fermé. Des services publics – au CLSC, notamment – ont été réduits ou suspendus. Des parents ont retiré leur progéniture de la garderie ou de l’école en invoquant la crainte de contracter le virus.

Quand un enfant est victime de maltraitance, il est parfois signalé plus tardivement qu’avant la pandémie, observe Mme Lamothe. Car il a passé des jours, des semaines, voire des mois à l’abri des regards. Sa situation a eu le temps de s’aggraver.

Dans la métropole, les signalements retenus pour « abus physiques » sur un enfant de moins de 5 ans sont passés de 323 en 2018-2019 à 421 en 2020-2021 (première année pandémique).

Et cette augmentation semble malheureusement se poursuivre.

« Depuis l’été dernier, j’en vois beaucoup plus », raconte l’adjointe clinique de cette équipe de la DPJ, Isabelle Negri-Corbeil.

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Isabelle Negri-Corbeil, adjointe clinique 
dans l’équipe Évaluation-orientation abus du CIUSSS
 du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

D’entrée de jeu, les parents ne vont pas cibler la pandémie comme stresseur, note-t-elle.

Mais en creusant l’histoire familiale, les dommages collatéraux de la crise sanitaire ressortent clairement, selon les intervenantes de la DPJ.

Dans un cas qu’elle a évalué récemment, l’intervenante de la DPJ Émilie Lainesse décrit la « tempête parfaite » qui a mené deux bébés – des jumelles – aux urgences.

Le père a un trouble de santé mentale. Il a demandé de l’aide durant la pandémie. Il s’est buté à une série de portes fermées. Sa conjointe et lui ont perdu leur emploi, car leur secteur d’activité a ralenti durant la crise sanitaire. La future mère a été très isolée – alitée durant plusieurs mois à cause de sa grossesse à risque.

Quand les jumelles sont nées, c’est le père qui était chargé de les faire boire la nuit.

Une nuit, un des bébés s’est mis à régurgiter du sang. Le père a réveillé la mère. Cette dernière a décidé d’amener la petite aux urgences.

À l’hôpital, le médecin a découvert que son frein de langue était coupé. Une première lumière rouge s’est allumée : c’est souvent causé par un biberon enfoncé trop fort dans la bouche. Ce médecin a demandé à la maman de faire venir le second bébé. Seconde lumière rouge : la jumelle avait aussi le frein de langue lacéré.

Les parents ont nié qu’il s’était passé quelque chose de grave. Peut-être que les jumelles ont ingurgité une trop grande quantité de lait ?, a avancé le papa.

Une enquête a été déclenchée pour des « blessures inexpliquées ». Les radiographies ont révélé que les deux bébés avaient des côtes brisées.

« Ces parents-là n’ont jamais avoué », dit l’intervenante de la DPJ.

Tout le monde est « à boutte »

Sur le terrain, les dommages collatéraux de la pandémie sautent aux yeux. « Dans certaines écoles, le monde est essoufflé. Le staff, qui normalement est notre filet de sécurité, est épuisé. Tu veux parler à la prof, elle est en burn-out. La technicienne en éducation spécialisée est débordée aussi, toujours en gestion de crise. Tu veux parler à la directrice, elle est en train de donner sa démission », énumère l’intervenante Émilie Lainesse.

Avant de « fermer un dossier », les intervenantes doivent s’assurer que l’enfant reçoive les services dont il a besoin. « Tu veux référer un jeune qui a besoin d’un psychologue, il n’y a pas de place pour lui, même au privé, se désole l’intervenante de la DPJ. Il n’y a plus de filet de sécurité nulle part. Tout le monde est épuisé, tout le monde est à boutte. »

Sa collègue Marie-Ève Brousseau abonde dans le même sens :

On voit des parents en détresse parce qu’ils n’arrivent pas à obtenir de l’aide ni pour eux ni pour leurs enfants. On n’a nulle part où les référer.

Marie-Ève Brousseau, intervenante à la DPJ

À Montréal, les CIUSSS ont établi une trajectoire pour accélérer les services au CLSC pour les familles qui y sont dirigées par la DPJ, souligne la chef d’équipe Nathalie Lamothe. Sauf que les cas d’agressions sexuelles et de mauvais traitements physiques graves en sont exclus.

Ces cas sont considérés comme trop graves pour être traités dans les CLSC, puisqu’ils exigent des soins spécialisés.

« On ressent un sentiment d’impuissance », lâche l’adjointe clinique Isabelle Negri-Corbeil.

La pression causée par l’afflux de patients atteints de la COVID-19 dans les hôpitaux a aussi eu des répercussions sur des cas évalués par la DPJ cet hiver.

Dans le cas d’un bébé possiblement victime de maltraitance, l’intervenante Émilie Lainesse a dû attendre deux mois pour obtenir les conclusions du médecin chargé d’analyser les radiographies.

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Émilie Lainesse, intervenante à la DPJ

On a fait des examens en décembre, et je viens d’avoir les résultats [en février] parce que le médecin avait été délesté. Ça a tardé, ça a tardé, pendant ce temps-là, moi, je ne pouvais pas prendre de décision.

Émilie Lainesse, intervenante à la DPJ

Conclusion du médecin : le bébé a une fracture récente et une autre, plus ancienne.

Le résultat a changé le portrait du dossier.

Les voyants rouges se sont allumés… avec deux mois de retard.