La guerre en Ukraine crée des remous dans le monde orthodoxe. L’appui du patriarche Cyrille de Moscou à la politique de Vladimir Poutine ne fait pas l’unanimité dans les Églises orthodoxes russes en Occident.

« Les orthodoxes russes doivent se situer par rapport au patriarche Cyrille, qui a adopté le discours de Poutine sur l’agression occidentale envers la Russie », explique le théologien Lucian Turcescu, de l’Université Concordia. « Ça les met dans une position difficile et beaucoup préfèrent le silence. »

À l’église orthodoxe russe du Signe-de-la-Théotokos, boulevard Saint-Joseph, dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, l’archiprêtre Paul Kara explique que « tout le monde est très attristé par la guerre en Ukraine ». Il n’hésite pas à parler d’une « invasion russe », mais estime que le patriarche Cyrille « n’est pas dans une situation facile à cause de la nature du régime politique en Russie ».

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Le patriarche Cyrille de Moscou et de toutes les Russies célébrant le Noël orthodoxe à la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, le 6 janvier 2022

Il existe 16 Églises orthodoxes autonomes, ou « autocéphales », qui reconnaissent normalement l’autorité du patriarche Bartholomée Ier de Constantinople (Istanbul). Mais deux de ces « Églises autocéphales » ne sont pas universellement reconnues, selon George Demacopoulos, directeur du centre d’études orthodoxes de l’Université Fordham, à New York. « Bartholomée a reconnu l’autocéphalie de l’Église d’Ukraine en 2018, mais l’Église russe n’a pas accepté cette désignation, dit M. Demacopoulos. Et l’Église russe reconnaît comme autocéphale l’Église orthodoxe en Amérique (OCA), mais pas le patriarche Bartholomée, qui ne considère pas l’OCA comme autocéphale. » La plupart de ces Églises autocéphales ont des lieux de culte un peu partout dans le monde, y compris au Canada.

Pour compliquer le tout, l’Église orthodoxe russe est représentée aux États-Unis sous deux autres formes que l’OCA : par des paroisses directement sous l’autorité du patriarche Cyrille de Moscou ou par l’Église orthodoxe russe hors frontières (ÉORHF, ou ROCOR, en anglais), qui est « semi-indépendante » de Cyrille, selon M. Demacopoulos.

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Vladimir Poutine, président de la Russie, et le patriarche Cyrille, lors d’une rencontre à Moscou, en février 2020

L’OCA et l’ÉORHF sont issues de la colonisation russe en Alaska et de la période soviétique. À Montréal, les Églises orthodoxes russes font partie de l’OCA ou de l’ÉORHF.

Pétition

Cette histoire byzantine complique la réaction à la guerre en Ukraine. « Le patriarche de l’OCA a dénoncé avec vigueur l’agression russe au début, mais de nombreux prêtres de l’OCA ont des liens forts avec la Russie, alors beaucoup restent silencieux sur la question », dit M. Turcescu. Le père Kara fait partie de l’OCA et ses fidèles sont de diverses nationalités – lui-même est d’origine libanaise.

L’ÉORHF est tout aussi divisée.

Le patriarche Hilarion de l’[ÉORHF] a publié un seul communiqué au début de l’invasion russe où il déplorait la violence et invitait les fidèles à ne pas regarder les informations à la télévision pour ne pas souffrir de ces images de guerre. C’était complètement ridicule. De nombreux prêtres et fidèles sont scandalisés.

George Demacopoulos, directeur du centre d’études orthodoxes de l’Université Fordham, à New York

Une pétition nord-américaine, signée par de nombreux Montréalais, appelle l’ÉORHF à clairement désigner la Russie comme l’agresseur dans cette guerre. Mais l’archevêque du Canada pour l’ÉORHF, Gabriel Chemodakov, estime que les médias occidentaux sont « biaisés ». « Je déplore cette guerre, mais elle découle de huit ans de bombardements des Ukrainiens russophones au Donbass, perpétrés par un gouvernement ukrainien qui comprend des néonazis », dit Mgr Chemodakov.

Un rapport de 2018 de Freedom House, une ONG américaine, estime que la popularité des partis d’extrême droite en Ukraine est minime, le principal, Svoboda, ayant obtenu moins de 5 % des voix lors des élections. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, est d’origine juive.

L’ÉORHF organise en ce moment une collecte de fonds pour les victimes de la guerre en Ukraine, mais n’envoie pas les fonds à l’Église autocéphale ukrainienne, mais plutôt au chef de l’Église orthodoxe russe en Ukraine, le patriarche Onuphre. Ce dernier, qui était considéré comme très proche du patriarche Cyrille, en a étonné beaucoup en exhortant Vladimir Poutine à rappeler ses soldats et en comparant le président russe à Caïn, qui dans la Bible a tué son frère.

Pour le moment, une seule église orthodoxe russe en Occident a rompu avec le patriarche Cyrille, selon un décompte fait par le Guardian. Il s’agit d’une église des Pays-Bas qui fait partie de l’Église autocéphale russe.

Œcuménisme

Le pape François a sauté dans la mêlée la semaine dernière. Après avoir condamné de nombreuses fois la guerre, mais sans jamais nommer la Russie, il a parlé cette semaine au patriarche Cyrille et l’a exhorté à éviter « le langage de la politique », a rapporté le Vatican.

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Le pape François et le patriarche Cyrille en rencontre virtuelle, mercredi

Cette ambivalence reflète le désir de François de continuer le rapprochement entamé par Jean-Paul II entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe russe, selon M. Demacopoulos.

« Cyrille devait rencontrer François d’ici la fin de l’année, dit M. Demacopoulos. Ils se sont rencontrés pour la première fois en 2016. C’était historique, jamais un pape n’avait rencontré un patriarche russe. Il se peut que François ménage Cyrille pour préserver l’objectif œcuménique de rapprocher les Églises chrétiennes. »