(Val-des-Lacs) Une entreprise liée à la mafia aurait passé un sapin aux résidants de Val-des-Lacs, dans les Laurentides, pendant la période des Fêtes. Selon la municipalité, malgré une interdiction formelle, l’entreprise aurait profité de la nuit pour procéder à une coupe à blanc sauvage dans la petite localité qui se définit comme « l’endroit par excellence pour les amants de la nature à l’état pur ».

« C’est dégueulasse, très, très triste. Nous devons replanter tous ces arbres, nous avons beaucoup de travail devant nous, ça va coûter une fortune, réparer tous ces dommages », dit en soupirant le maire Paul Kushner, en pointant l’ancien boisé.

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Paul Kushner, maire de Val-des-Lacs

Une forte odeur de bois fraîchement coupé est encore perceptible sur le terrain, à l’angle de la montée Lajeunesse et du chemin de Val-des-Lacs, tout près du lac à Carl. Des billots ont été jetés sur un ruisseau pour faire un pont et des traces de chenilles profondes dans le sol témoignent du passage de la machinerie lourde. Une excavatrice est garée devant des troncs empilés.

Selon la municipalité, les propriétaires ont demandé un permis en décembre pour une coupe de quelques arbres, et ont signé un règlement interdisant précisément les coupes à blanc, ainsi que la coupe dans le milieu humide et près du ruisseau qui font partie de la propriété. « Ils étaient censés couper seulement les arbres morts, pour régénérer la forêt, mais ils ont coupé à blanc ! Tous les animaux sont partis », s’insurge le maire.

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Manifestation citoyenne

Les travaux ont commencé le soir du 17 décembre, jour de la fermeture annoncée des bureaux municipaux. Selon plusieurs voisins, l’abattage massif des arbres s’est poursuivi pendant au moins deux nuits. À l’épicerie Le Saint-Agricole, une coopérative qui demeure le seul commerce alimentaire de Val-des-Lacs, les clients ne parlaient que de ça.

« Ils ont sorti du bois pendant trois jours, alors c’était le seul sujet de conversation. Et on est allés manifester », raconte Ginette Lynch, coordonnatrice de la coopérative.

La manifestation n’a pas fait broncher les travailleurs à l’ouvrage dans le boisé. « Ils prenaient des photos de nos autos. Ils ont dit qu’ils avaient tous les permis nécessaires, mais j’ai dit que ça ne se pouvait pas, c’est impossible de couper dans une tourbière, un milieu humide, autour d’un ruisseau », raconte Mme Lynch.

« Quand les policiers sont venus, ils ont arrêté, mais ils ont recommencé tout de suite après que les agents sont partis, avant même qu’ils aient tourné le coin », dit-elle.

Tout le monde est outré de la situation. On est dans une petite municipalité centrée sur l’environnement, la nature, les cours d’eau.

Ginette Lynch, coordonnatrice de l’épicerie Le Saint-Agricole

La Ville affirme avoir ordonné l’arrêt immédiat de la coupe le 19 décembre, puisqu’elle ne se faisait pas dans les règles de l’art. L’ordre a été répété lors d’une rencontre avec les propriétaires à l’hôtel de ville le 20 décembre, toujours selon la municipalité.

Mais les travaux auraient repris tout de suite après.

Nous leur avons dit d’arrêter, et ils sont revenus deux heures plus tard.

Paul Kushner, maire de Val-des-Lacs

Le permis a donc été révoqué. Le soir du 23 décembre, la Ville a obtenu une injonction de la Cour supérieure pour forcer l’arrêt des travaux. Un voisin, qui a demandé à ne pas être nommé, a fourni à La Presse une vidéo montrant que jusqu’en fin d’après-midi, le 23 décembre, des travailleurs continuaient à sortir de gros chargements de bois.

Proche du parrain de la mafia

C’est à l’été 2020 qu’une entreprise de l’extérieur de la région a acheté environ 16 hectares de terre boisée et de tourbière.

Le nouvel acheteur était une société à numéro enregistrée au nom de Johanne Brien, conjointe de Frank Martorana, un homme au long dossier criminel qui a été un acolyte du défunt parrain de la mafia Vito Rizzuto. Dans deux causes civiles portées récemment devant les tribunaux, le couple a reconnu que Frank Martorana s’occupait de l’entreprise, négociait en son nom et pouvait l’engager financièrement, même si son nom n’apparaît pas dans la documentation officielle.

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Frank Martorana, en 2005

M. Martorana, 63 ans, a déjà été condamné pour vol de voiture, complot pour recel, fraude fiscale et intimidation. Il a aussi été épinglé deux fois pour trafic d’odomètres dans son commerce de véhicules usagés. Sa dernière condamnation, en 2012, lui a valu trois ans de pénitencier pour avoir reculé des centaines d’odomètres, de 100 000 km en moyenne, selon l’enquête de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). La Commission des libérations conditionnelles du Canada a souligné les liens de l’homme avec la mafia au moment de le libérer en 2014, ce qu’il a nié.

La Presse a déjà révélé comment en 2001, selon la GRC, un homme d’affaires ontarien qui devait de l’argent à Martorana a été convoqué à Montréal pour rencontrer le parrain Vito Rizzuto, son fils Nick et un autre poids lourd de la mafia, afin de régler la situation. La même année, deux hommes ont été arrêtés et accusés d’un complot qui visait à tuer Vito Rizzuto et à enlever Frank Martorana par la même occasion.

Quatre ans plus tard, en 2005, Frank Martorana a été enlevé dans un salon de coiffure. Lorsque les policiers sont arrivés sur place, il y avait tellement de sang qu’ils ont cru qu’il avait été blessé par balle. Un avis de recherche avait été lancé au public, mais Martorana était finalement réapparu quelques jours plus tard, le visage tuméfié. Il avait refusé de porter plainte.

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Une entreprise liée à la mafia aurait procédé à une coupe à blanc sauvage dans un boisé de Val-des-Lacs.

Le couple donne maintenant comme adresse un vaste domaine au bord de l’eau à Oka, qui est à vendre au coût de 10,8 millions de dollars. L’annonce parle d’un « domaine privé digne des grands films d’Hollywood ».

Ni M. Martorana ni sa conjointe n’ont répondu à une demande d’entrevue transmise par l’entremise de leur avocat. Ils n’ont pas voulu dire quel était l’objectif de l’abattage des arbres.

Le maire Kushner souhaite maintenant faire modifier les règlements municipaux pour éviter ce genre de situation. Mais pour le terrain de Frank Martorana, il est trop tard.

« Le mal est fait », a-t-il lancé dans un message aux citoyens.